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La France des Belhoumi : portait de famille (1977-2017). Stéphane Beaud

Compte rendu de lecture, par Anouk Flamant

La France des Belhoumi : portait de famille (1977-2017)Stéphane Beaud signe un ouvrage original en cette année 2018 intitulé La France des Belhoumi : Portraits de famille (1977-2017) aux éditions La Découverte.

L’histoire de cette enquête de sciences sociales est originale à plus d’un titre. Tout d’abord, il s’agit à travers la monographie d’une famille algérienne installée en France, de saisir ce que la trajectoire individuelle des huit enfants nous dit aussi bien de la réussite scolaire des enfants d’immigrés, de la vie dans une banlieue d’une ville de province ou encore du genre dans les trajectoires sociales des classes populaires. Ensuite, l’auteur a construit son objet d’enquête à la suite d’une rencontre fortuite des trois sœurs de la famille lors de l’inauguration d’une Maison de l’emploi. Enquêter sur le destin de cette famille est donc le fruit d’un hasard et a progressivement constitué une interrogation de recherche. Par ailleurs, cette enquête s’appuie aussi bien sur des entretiens biographiques, une démarche « classique » en sociologie, que sur un important dispositif de correspondances de courriels et de textos échangés principalement avec l’une des protagonistes tout au long de l’enquête (2012-2017). Enfin, Stéphane Beaud livre tout au long de l’ouvrage la manière dont ses enquêtés ont pu réagir à ses analyses mais aussi et surtout à son propre regard et questionnements en construction sur le terrain. A cet égard, la lecture de cet ouvrage est riche aussi bien pour des étudiantes et étudiants en sciences humaines que pour un lecteur avisé avide de connaître la « petite cuisine » de la recherche.

Pour nous conter l’histoire de cette famille, Stéphane Beaud présente dans un premier temps rapide les protagonistes (les parents, les cinq sœurs et les trois frères) puis dresse l’histoire de migration du père et de la mère, en insistant sur les caractéristiques sociologiques de ces deux personnes et le lien qu’elles ont entretenu avec l’Algérie au fil des années. Ensuite, l’ouvrage revient en détail sur les trajectoires des cinq filles. Plus précisément, les trajectoires des deux aînées, Samira, née en 1970 en Algérie et Leïla, née en 1973 également en Algérie, sont mises en regard des trajectoires des trois cadettes : Dalila (1983), Amel (1984) et Nadia, toutes nées en France. Leur trajectoire scolaire et leur trajectoire professionnelle, tout autant que leur parcours matrimonial, sont passés au crible du regard sociologique. L’analyse se poursuit avec les trois frères de la famille : Rachid (1975), né en Algérie, Azzedine (1979) et Mounir (1981) nés en France. Stéphane Beaud évoque tour à tour leur parcours scolaire, leur trajectoire professionnelle et leur vie personnelle. Enfin, les trois derniers chapitres sont consacrés au rapport de ces enfants à la politique, notamment la place du vote, voire du vote de gauche, de ces derniers, ainsi que la place de l’islam dans la famille. Cet ouvrage montre ainsi comment ces enfants issus de l’immigration algérienne ont été déçus par la présidence de François Hollande, celui qui avait promis le droit de vote à leurs parents pour proposer in fine la déchéance de nationalité. Par ailleurs, les attentats vécus par la France en 2015 ont donné une place plus importante à la question religieuse puisque, comme le souligne Stéphane Beaud, les enquêté.e.s l’ont sollicité et ont réagi avec lui aux attentats de janvier et de novembre.
La lecture de cet ouvrage est passionnante pour qui s’intéresse aux questions d’éducation, d’immigration, à la place de la religion ou encore au rapport à la politique des classes populaires dans la France contemporaine. Nous nous concentrons dans ce compte rendu sur ce que ces trajectoires individuelles révèlent sur le rapport à la scolarité d’enfants immigrés algériens de deux générations, celle des sœurs et frère aînés à la fin des années 1970 et celle des sœurs et frères cadets à la fin des années 1980. Finalement, les mobilités sociales et géographiques au sein de cette famille sont saisies au prisme du rang dans la fratrie mais aussi du genre.
Le récit des trajectoires des huit membres de la fratrie met en lumière la réussite scolaire de cette fratrie, que l’auteur qualifie de plus « forte qu’attendue » en raison des caractéristiques sociales des parents. En effet, le père a été en invalidité très rapidement après un accident du travail en tant qu’ouvrier non qualifié et la mère, après plusieurs années au foyer, est devenue femme de service dans un collège. En revanche, au moment de l’enquête, les huit enfants sont tous en emploi et occupent des postes de classes moyennes, relativement protégés (infirmière, chauffeur de bus RATP, assistante sociale, conseillère Pôle emploi). Cette réussite professionnelle renvoie à des parcours scolaires pluriels, caractérisés par une forte dualité sexuée.

Tout d’abord, l’enquête dévoile des réussites scolaires sexuées. Les cinq filles ont toutes obtenu un baccalauréat (général pour les deux aînées et la benjamine, technologique pour les 3ème et 4ème filles) tandis qu’aucun des garçons n’est parvenu à obtenir un baccalauréat général : l’aîné, Rachid, a arrêté sa scolarité en troisième, le deuxième, Azzedine, est parvenu à obtenir un baccalauréat professionnel tandis que le troisième, Mounir, s’est arrêté en BEP. Cette dualité sexuée permet à Stéphane Beaud de souligner la place distincte qu’occupent les filles et les garçons au sein de l’institution scolaire et de la famille. Certes, la perception du racisme envers les enfants immigrés s’est accrue au cours des quarante dernières années. Les sœurs aînées évoquent très peu cette attitude de la part des enseignants alors même que cela est rapidement présent dans le discours des plus jeunes. Surtout, les garçons font écho à ce racisme de manière spontanée, ce qui n’est pas ou bien moins le cas des filles. Ces dernières soulignent en revanche comment leur place de fille a pu être perçue comme un désavantage par les enseignants. Ces derniers se sont ainsi employés à les préserver de l’emprise familiale sur leur trajectoire scolaire. A ce titre, les deux sœurs aînées ont fait de leurs études un outil majeur de leur émancipation, notamment pour repousser l’âge de leur mariage, outil mobilisé par les cadettes pour leur émancipation sociale alors même que cette contrainte était bien moindre. Le sociologue montre aussi que la moindre liberté d’action des filles au sein de leur quartier d’habitation a facilité leur investissement dans leur scolarité. A l’inverse, l’éducation familiale conférant plus de liberté aux garçons pour sortir du foyer familial les a conduits à moins bien réussir à l’école, et, de ce fait, à obtenir des diplômes moins côtés sur le marché du travail.
Ensuite, l’attention forte du chercheur sur les trajectoires scolaires démontre une fois encore le poids du diplôme dans l’accès au marché du travail et surtout dans la mobilité géographique. Ainsi, les trajectoires scolaires de réussite des filles ont produit un éloignement géographique du domicile familial, pour la plupart durable (l’une revient à la suite d’une séparation, l’autre s’installe dans une banlieue plus chic après des années vécues à Paris pour se rapprocher du conjoint). Cet éloignement familial leur a permis d’être autonomes et de se détacher d’une emprise familiale, et, en particulier pour les aînées, de l’injonction au mariage. En revanche, les garçons, avec peu ou pas de diplômes scolaires, ont fait face à l’instabilité de leur sortie d’étude à l’obtention d’un emploi (période plus ou moins importante) et sont restés plus proche du domicile parental. Ainsi, la mobilité géographique est fortement associée à la trajectoire scolaire des individus.
Enfin, le récit de Stéphane Beaud permet aussi de montrer à quel point les ressources familiales internes, en l’occurrence les capacités des sœurs aînées à aider leurs sœurs et frères cadets dans leur orientation scolaire, ainsi qu’à leur fournir des aides tout au long de leur trajectoire scolaire et professionnelle (aide à la rédaction de C.V., hébergements à Paris, etc. ) sont autant d’éléments qui comptent pour comprendre les mécanismes de réussite des individus dans des classes populaires fragilisées. C’est ainsi que le capital familial devient une ressource précieuse pour les derniers de la fratrie, dans un contexte où les parents ne sont pas en capacité de s’orienter au sein de l’école ni ne peuvent soutenir leurs enfants dans leurs premières démarches professionnelles. La taille importante de la fratrie et l’écart d’âge entre les aînés et les cadets deviennet alors une ressource déterminante pour ces familles immigrées.

Cet ouvrage, qui se lit comme un roman familial, offre une approche microsociologique individuelle sur des sujets centraux de notre société contemporaine : la réussite scolaire, la vie dans les quartiers populaires d’une ville française, les trajectoires sexuées au sein des familles ou encore le vécu du racisme par les enfants d’immigrés. Les trajectoires individuelles de cette famille montrent à quel point les institutions de la République française, et en particulier l’école, ont pu offrir des ressources pour une émancipation sociale à ces enfants issus de l’immigration. Cette émancipation sociale, obtenue par des diplômes venant couronner la réussite scolaire, s’est traduite par une mobilité géographique fortement sexuée. En outre, cet ouvrage laisse aussi poindre à de nombreuses reprises la façon dont ces quartiers populaires et leurs habitants ont de moins en moins accès à cette émancipation sociale et démontre l’incapacité de la République française à promouvoir une véritable égalité entre toutes et tous. 

 Anouk Flamant, Observatoire PoLoc (juin 2018)

Références de l'ouvrage

Beaud, Stéphane. La France des Belhoumi : portraits de famille (1977-2017). Paris : La Découverte, 2018. 352 p. (SH / L'envers des faits).

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