La régionalisation sans les inégalités. Claire Dupuy
Claire Dupuy, maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Grenoble, publie un ouvrage issu de sa thèse intitulé La régionalisation sans les inégalités. Les politiques régionales d’éducation en France et en Allemagne. Le titre annonce sans détour la thèse de l’auteure : le processus de régionalisation des politiques éducatives au cours des cinquante dernières années dans deux pays européens n’a pas produit le risque annoncé, à savoir celui d’accroître les inégalités entre les territoires. C’est à contre-courant d’une hypothèse qui associerait systématiquement décentralisation et accroissement des inégalités que Claire Dupuy se positionne.
L’enquête de Claire Dupuy s’appuie sur une comparaison franco-allemande entre sept régions françaises et quatre länder allemands. Claire Dupuy a choisi, au sein de chaque espace national, de se concentrer sur quelques régions pour étudier en détails leurs politiques d’éducation. Ces régions s’opposent tant par leur dotation budgétaire en matière de politiques d’éducation que par leur structuration de l’offre éducative, que par les majorités politiques les ayant gouvernées au cours des décennies 80 et 90 et que par l’existence ou non de fortes identités régionales. Pour conduire sa recherche, l’auteure a mobilisé des entretiens semi-directifs avec les différents responsables des structures éducatives régionales dans les deux pays. Un important travail d’archives et d’analyse documentaire complète également son dispositif, plus riche en Allemagne qu’en France.
L’ouvrage est structuré en quatre chapitres. Le premier chapitre montre comment la période antérieure à la décentralisation en France, et la révision constitutionnelle de 1969 en Allemagne ne signifient pas que l’État soit intervenu activement pour défendre l’égalité territoriale de son système éducatif. Au contraire, les deux États étudiés n’ont pas exercé leur pouvoir pour lutter contre le développement de politiques régionales d’éducation. Ainsi, Claire Dupuy montre qu’en France, en analysant aussi bien les dotations budgétaires que les effectifs moyens par classe ou les conditions matérielles, l’Etat a produit des inégalités entre les régions en matière d’éducation. Avec la décentralisation, les agents de l’Etat ne sont intervenus ni sur les politiques d’action éducative ni sur les politiques patrimoniales, à l’exception des politiques de normes de sécurité. Dans cette perspective, la chercheuse affirme que la politique de lutte contre les inégalités territoriales n’a pas été portée par l’Etat français. En Allemagne, le gouvernement fédéral n’a pas été particulièrement actif pour intervenir sur les politiques régionales d’éducation. Cette thématique n’est pas apparue en haut de l’agenda politique fédéral à la fin des années 1970. Si l’État allemand a cherché à investir cette thématique éducative à plusieurs reprises, les régions ont fait bloc pour repousser ces initiatives.
Le deuxième chapitre interroge la politisation des politiques régionales d’éducation. En effet, les différentes majorités régionales ont bien pris position en matière de politique d’éducation. Le clivage en Allemagne entre les régions s’est articulé autour du clivage partisan classique, à savoir social-démocrate / chrétien-démocrate. En France, le clivage ne recoupe pas le clivage droite-gauche. Le premier clivage a porté sur l’opportunité ou non que constituait pour les régions le fait d’être en charge des lycées. Ensuite, le deuxième clivage, à partir des années 1990, a porté sur les régions qui souhaitaient ou non développer des politiques propres en matière d’éducation. Ces différences de politisation montrent ainsi que la structuration des représentations et des normes ne s’appuie pas uniquement sur la reproduction des débats politiques nationaux. Ces clivages politiques peuvent également expliquer comment certaines régions ont adopté des mesures et des dispositifs équivalents. Toutefois, cette politisation ne peut expliquer à elle seule la convergence des politiques régionales d’éducation. En effet, la démonstration insiste sur le fait que les politiques régionales d’éducation ne sont pas simplement le résultat d’un consensus normatif et cognitif des différents gouvernements régionaux.
Le troisième chapitre s’intéresse aux facteurs institutionnels qui ont alimenté la convergence des politiques régionales d’éducation. En France, les exécutifs régionaux ont anticipé les critiques d’une partie de la communauté éducative (parents d’élèves, représentants de l’Etat) sur l’inégalité des politiques d’éducation produite par la décentralisation. C’est ainsi qu’ils ont produit des données statistiques sur l’état de leur bâti avant la décentralisation, et montré par cet intermédiaire que l’Etat n’était pas exemplaire en matière d’égalité territoriale. Surtout, à partir des années 1990, les conseils régionaux ont surinvesti dans l’éducation ce qui a conduit à une diminution des inégalités matérielles entre les régions françaises. En Allemagne, les Länder, pour prévenir l’ingérence de l’Etat, ont opté pour une coordination en amont. Cela a été particulièrement notable au moment de la publication de l’enquête PISA de 2001. Les régions se sont fortement coordonnées pour répondre aux critiques majeures du gouvernement fédéral sur leur capacité à produire des politiques autonomes. On a donc bien assisté à une recherche intentionnelle de la convergence des politiques d’éducation de la part des régions.
Enfin, le dernier chapitre pose la question de la compétition entre les différentes régions pour expliquer la convergence des politiques régionales d’éducation. Claire Dupuy analyse la manière dont la compétition a lieu entre les régions pour aller « vers le milieu », c’est-à-dire opter pour des dispositifs pour tenter de ne pas se démarquer des autres régions. Dans ce contexte, les inégalités territoriales diminuent également. Enfin, il est important de souligner que la compétition entre les régions n’est pas la principale activité des régions entre elles, même si certains entrepreneurs politiques y ont contribué dans des moments clés (enquête PISA en Allemagne, nouvelles majorités régionales en France).
Nous souhaiterions pointer ici trois principaux apports de l’ouvrage par rapport aux thématiques auxquelles l’observatoire PoLoc s’intéresse en particulier.
Tout d’abord, cette enquête nous offre une plongée dans deux pays avec des systèmes éducatifs distincts, l’un fédéral, l’autre centralisé. Or, l’intérêt de la comparaison réside dans sa capacité à nous offrir des éléments de contexte et d’explications particulièrement riches sur les deux pays. Le travail de reconstitution des débats au sein des instances de réunion des régions montre bien comment les politiques d’éducation ne recouvrent pas les mêmes problématiques malgré des dynamiques de convergence comparables. La comparaison entre des territoires infranationaux reste un outil central pour saisir les variations des politiques publiques, et en particulier des politiques éducatives, au sens où les territoires ont des débats et des réponses pluriels et variés.
Ensuite, cette enquête permet d’éclairer ce que la décentralisation des politiques éducatives peut produire. À l’heure où les réformes éducatives territoriales se multiplient, à travers la généralisation des PEDT par exemple, la recherche conduite par Claire Dupuy souligne bien que ces politiques ne signifient pas systématiquement un accroissement des inégalités territoriales. Ainsi, les éléments avancés concernant une compétition par le milieu des gouvernements régionaux pourraient être questionnés entre les municipalités d’une même agglomération voire d’un même département. Assiste-t-on également à des municipalités ou à des intercommunalités qui adoptent des dispositifs quasi équivalents pour répondre à ces critiques d’inégalité territoriale et limiter dès lors les départs – réels ou non – des enfants vers d’autres structures scolaires ?
Enfin, cette recherche interroge la place jouée par la politique dans l’adoption de politiques d’éducation. Là encore, la comparaison est particulièrement stimulante puisqu’elle dévoile que le clivage partisan national n’est pas celui qui domine tous les débats. Or, là encore, cette question pourrait être posée au niveau communal et intercommunal pour interroger la pertinence de la variable partisane dans la compréhension du positionnement des municipalités et des intercommunalités dans leurs politiques éducatives de territoire. Certains PEDT ont-ils fait l’objet d’oppositions partisanes et recouperaient-ils des débats nationaux ? Les positions antagonistes sur les PEDT ne sont-elles pas plutôt le résultat de positionnements antagonistes entre acteurs locaux concernant l’opportunité de développer ou non une politique municipale éducative ambitieuse et de concevoir ou non des dispositifs innovants entre les acteurs de la communauté éducative ?
Cet ouvrage donne de nouveaux éléments de compréhension des inégalités territoriales et au sein des politiques d’éducation. A cet égard, la richesse de l’enquête nous conduit à voir surgir de nouvelles questions. Si l’auteure démontre bien comment les inégalités territoriales ne se sont pas accrues, en France à travers les politiques de dotations budgétaires par établissement, et en Allemagne à travers l’exemple des politiques de programmes scolaires, qu’en est-il au sein même de ces régions ? En France, les inégalités de dotation entre les différentes filières du supérieur (universités, grandes écoles, classes préparatoires, BTS, etc.) ne sont plus à démontrer. Finalement, les inégalités territoriales les plus fortes ne se retrouvent-elles pas au sein des mêmes régions entre certains établissements en fonction de leur implantation territoriale et du public accueilli ? Mais c’est une toute autre enquête qu’il faudrait alors mener.
Anouk Flamant, Observatoire PoLoc (janvier 2018)
Références de l'ouvrage
Dupuy, Claire. La régionalisation sans les inégalités. Les politiques régionales d’éducation en France et en Allemagne. Rennes : PUR, 2017 (Res publica).