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Première journée (30 mai 2012) : L’éducation à l’échelle des territoires locaux : questions, enjeux et perspectives

La première manifestation de l’Observatoire national des politiques éducatives locales (PoLoc) s’est déroulée le 30 mai dans les locaux de l’IEP de Lyon, organisée par l’ENS de Lyon (Institut Français de l’Éducation et UMR-CNRS Triangle) avec l’appui du Réseau Français des Villes éducatrices, de la Ligue de l’enseignement, l’Association des Maires des Grandes Villes de France, l’Association des Départements de France, et le soutien d’autres institutions.  Elle a réuni autour de 180 personnes, élus locaux, techniciens et acteurs professionnels des collectivités en charge de l’éducation et de la jeunesse, de la réussite éducative, acteurs et responsables du milieu associatif et des fédérations d’éducation populaire, cadres de l’éducation nationale, enseignants, responsables syndicaux, chercheurs et étudiants en sciences sociales.., de toute la France et de quelques pays européens.

Le succès de participation est lié aux besoins de réflexion globale sur l’éducation qui associe de plus en plus d'acteurs ayant vocation à travailler ensemble à l’échelle des territoires et de manière complémentaire ou contiguë à la scolarisation.  Cela fait près de trente ans, depuis l’installation de la politique des zones d’éducation prioritaires qui a sans doute ouvert la voie, les premières lois de décentralisation de 1983, et les débuts de la politique de la  ville que les expériences se sont multipliées autour des enjeux éducatifs, de lutte contre l’échec scolaire et de toutes les inégalités dans l’accès à l’éducation, à l’échelle de territoires locaux. Les expériences et mesures se sont depuis lors multipliées, et de nos jours, on parle d’ailleurs de plus en plus de « politiques éducatives locales » pour désigner ce domaine particulier de l’action publique qui associe de nombreux professionnels et acteurs des collectivités territoriales, du monde associatif et de l’éducation populaire. Ce vocable est certes loin d’être stabilisé. Il se prête d’ailleurs à quelques malentendus comme l’a relevé très pertinemment Didier Jacquemain (délégué général des Francas) lors des débats : quand certains parlent de politique éducative locale pour désigner ce que l’État a bien voulu déconcentrer et décentraliser, d’autres se réfèrent plutôt à ce que les collectivités locales, notamment les municipalités, en lien avec les associations d’éducation populaire ont mis en œuvre depuis parfois bien plus longtemps encore. Les débats menés lors de cette journée, comme la plupart des textes qui portent sur ces questions montrent de toute façon un ensemble largement hétérogène d’initiatives qui semblent devoir être aujourd’hui mieux coordonnées, et dans tous les cas, pensées. Les notions, bien peu stabilisées, « d’éducation partagée », de « coéducation », de « territoires apprenants », de « villes éducatrices », s’imposent, mais doivent encore être questionnées. Certaines sont en usage dans d’autres pays. La mise en place de Programmes Educatifs Locaux (PEL) ou Globaux, pilotés par des municipalités ou même par des départements – comme on a pu le voir lors de la journée à partir de l’analyse du projet novateur du Conseil Général du Nord – s’attache à concrétiser de telles coordinations. Des villes comme Brest, Grenoble, Lyon et Rennes semblent avoir formalisé ces démarches avec l’État ou le ministère de l’Éducation nationale, sur « tous les temps de l’enfant » tel que cela s’énonce désormais de plus en plus. Yves Fournel (mairie de Lyon et président du RFVE) a insisté sur ce point : toutes les régions et grandes agglomérations ont au moins une ville engagée dans ces démarches, ce qui signifie l’émergence d’une « question nationale » qui ne pourrait plus échapper « à une évaluation et à un cadrage national dans la loi, pour ne plus dépendre seulement de la bonne volonté des responsables locaux ». Plus fondamentalement encore a-t-il ajouté dès l’ouverture de la journée, « nul ne peut ignorer le caractère global des enjeux éducatifs sur le temps scolaire bien sûr, mais aussi sur les autres temps de vie de l’enfant et du jeune. L’accès à la culture et aux connaissances se joue à l’école mais aussi sur le territoire, à la bibliothèque/médiathèque, au théâtre, à l’opéra, dans les centres sociaux ou MJC, avec tous les outils et technologies de la communication, les médias… ». Il faut d’ailleurs rappeler que ces initiatives, celles induites par les PEL comme celles qui les ont précédées sont elles-mêmes déjà débattues depuis plusieurs années,  grâce au travail de nombreux acteurs  qui ont su faire émerger et vivre un vif champ de réflexion : rencontres nationales de Brest et de Rennes, structuration du milieu professionnel des techniciens des collectivités par L’Association Nationale des Directeurs d’Education des Villes (ANDEV), le travail mené par l’Association Nationale de la Réussite Educative (ANARE), comme celui du Réseau Français des Villes Éducatrices (RFVE), sans oublier les publications et travaux initiés par l’Institut National de la Jeunesse et de l’Éducation Populaire (INJEP). Pour autant, de nombreuses questions demeurent en suspens, certaines polarisent beaucoup les débats, quand d’autres tendent parfois à être oubliées, déplacées ou même ignorées par les collectifs professionnels ou des concepteurs de politiques. Ces questions requièrent le développement de travaux de recherches universitaires et de leurs mises en discussion, des analyses approfondies d’expériences locales, même si elles tendent parfois à se ressembler étrangement, des clarifications conceptuelles et notionnelles, des regards décentrés et distanciés, un large débat et examen collectif qui ne se contente pas de juxtaposer les diverses et riches sémantiques professionnelles en présence, les pratiques et formes d’organisation installées ou émergentes, mais de les « revisiter», de les interroger et de les « problématiser » comme le disent les chercheurs.

Le rapport au scolaire et à l’égalité en question


Les discussions ont rappelé l’ampleur du travail à devoir mener dans cette perspective : que mettons-nous exactement, déjà, sous le terme d’« éducation » se sont par exemple demandés certains intervenants et bon nombre de participants ? Et comment penser le rapport entre ce travail éducatif qui se voudrait global pensé à l’échelle d’un territoire ou nourri par les actions associatives et le travail scolaire ?  Mais indissociablement : comment compléter ou accompagner ce travail scolaire sans pour autant absorber tout travail éducatif ou de diffusion culturelle dans les seuls enjeux de la scolarité et de l’éducation nationale ? Que ce soit à partir des propos posés par Arnaud Tiercelin (Ligue de l’enseignement), Nathalie Mons (Université de Cergy-Pontoise), ou Dominique Glasman (Université de Savoie), la question des rapports entre les politiques locales, et les enjeux d’égalité et d’inégalités scolaires s’est imposée comme question centrale. Comment des initiatives locales peuvent-elles permettre d’accroître cette égalité par delà l’argument du recours à la notion de « proximité » parfois encore trop magiquement gratifiée de toutes les vertus sans autre examen (ou ce que les politologues nomment parfois une sorte de « tyrannie de la proximité »  comme l’ont suggéré aussi bien Hélène Buisson-Fenet de l’UMR Triangle, que Michel Lussault, Président du PRES Université de Lyon) ? Comment garantir l’équité et l’égalité entre territoires aux moyens très inégaux ? Comment les politiques d’éducation locales peuvent assurer une mission de service public en rapport aux « rapports de forces locaux » ou aux différentes luttes qui contribuent à constituer un espace éducatif fortement concurrentiel : que peuvent faire associations et collectivités face aux tensions vives sur la mixité sociale par exemple ? A. Tiercelin a insisté sur les enjeux de la réflexion qui devraient accompagner l’éventuelle promulgation d’un Acte 3 de la décentralisation par le nouveau gouvernement, tout en posant un certain nombre de questions relatives au « partage de l’éducation  en échelle locale » et aux formes de division du travail qui peuvent s’instaurer entre acteurs intervenants sur le champ éducatif. Pour lui, le risque d’une certaine forme de domination du scolaire (toute action éducative qui se penserait comme une forme de « sous-traitance de l’aide à la réussite scolaire ») n’est pas un risque négligeable et devrait figurer en bonne place dans le chantier des questions oubliées, ou délicates, à clarifier. Quid en même temps de ce point de vue des enjeux de la « réussite éducative » ? Si cette dernière n’est justement pas la réussite scolaire, ne participe-t-elle pas aussi, tout comme d’autres mesures initiées autour du territoire scolaire par la politique de la ville, à externaliser le traitement de difficultés que le système scolaire socialement sélectif contribue aussi à faire émerger ? A l’externaliser et à l’individualiser. Le débat, il est vrai, n’a pas eu le temps de nourrir cet aspect du questionnement lors de la journée, alors même que plusieurs acteurs de la réussite éducative qui s’attachent à innover en la matière étaient présents. Mais pourtant, par exemple, si ce qu’on met sous la notion de réussite éducative n’est pas la réussite scolaire, la première peut-elle encore être pensée autrement qu’en termes de « compensation », comme aux premiers temps de l’éducation prioritaire, que ce soit sous les logiques de la prévention ou de son double opposé la remédiation ; ou aussi désormais en termes d’une action individualisée pour les vaincus de la compétition scolaire (compétition dont les formes inégalitaires sont néanmoins collectivement agies et entretenues ) ? Peu de débats de même on pu rebondir sur les riches interrogations prospectives initiées par Arnaud Tiercelin sur les apports éventuels, mais aussi les risques de voir le socle commun de compétences et de connaissances devenir cet instrument d’articulation et de cohérence pour l’ensemble des temps éducatifs. Ce ne serait d’ailleurs pas le moindre des paradoxes de voir ce socle, qui semble susciter peu d’adhésion du côté des enseignants, se retrouver surtout légitimé, par soucis de preuve d’efficacité, de rationalisation ou de gains de légitimité, de l’extérieur du monde scolaire.

Nathalie Mons a plutôt centré son propos sur les politiques de décentralisation en matière de scolarisation, à l’échelle internationale, et surtout sur l’absence de consensus scientifique qui prévaut quant aux effets de ces politiques sur le plan des acquis des élèves. Les transferts de compétences scolaires vers les pouvoirs locaux « peuvent se justifier en termes de meilleure adaptation aux besoins locaux ou d'innovation accrue, mais rien n’est moins sûr en ces domaines qui apparaissent bien plus compliqués dans la réalité que sur le papier ». Des interrogations demeurent, de plus, « quant à leurs conséquences négatives en termes d'inégalités scolaires ». La comparaison internationale sur ce point, comme sur beaucoup d’autres ne nous apporte pas de solutions clefs en main que l’on pourrait se contenter d’exporter, mais elle contribue à armer nos regards tout en nous permettant de nourrir la réflexion sur quelques questions d’actualité. Ainsi, par exemple, sur la base de ces recherches, Nathalie Mons insiste sur les conditions d’un apport positif d’une décentralisation pensée comme surplus d’autonomie des établissements (ce qui n’est pas la seule conception de la décentralisation). En ce domaine, le gain pour la scolarisation de tous les élèves semblerait bien plus prononcé lorsque ladite autonomie parvient à se penser en terme « pédagogique » et non pas simplement comme « autonomie administrative » (ce qui revient à noyer les chefs d’établissement sous un ensemble de tâches administratives très éloignées des enjeux pédagogiques, et, pourrions-nous ajouter,  est susceptible d’entraîner une vision managériale dont les formes et finalités posent question pour els établissements scolaires). Mais surtout, rappelle Nathalie Mons, une politique de décentralisation, ou du moins ce qu’elle produit, « ne se décrète pas » ce qui implique de devoir approfondir la réflexion sur son appropriation et sa mise en œuvre, par les acteurs locaux.

  Ce qui depuis le début des années 1980 est en train de changer a pour sa part exposé D. Glasman en clôture de cette première séance de travail, c’est non seulement le paysage institutionnel, mais aussi le « paysage mental » concernant la politique scolaire et éducative : « dans notre esprit en France on considérait que l’école est une affaire de l’État  (…) l’école, en quelque sorte, c’est l’État ». Ce n’était évidemment pas tout à fait vrai, car par exemple, on voit comment tout au long du XIXe siècle,  les pouvoirs locaux ont joué un grand rôle dans l’encouragement à la scolarisation, comme dans le développement de certaines filières de formation professionnelle. Dans une version optimiste, on peut alors se dire que trente ans, depuis le début des années 1980,  est un bien faible temps pour voir s’opérer la nature des changements institutionnels et mentaux ici engagés. Cette lecture optimiste n’empêche pas, bien au contraire, D. Glasman de rappeler la grande vigilance que nous devons porter sur les différentes dynamiques plurielles et hétérogènes réalisant l’action éducative territorialisée, dans le contexte de durcissement de la compétition scolaire.  Pour terminer son propos, ce sont ainsi cinq grands ensembles de questions que D. Glasman détaille comme possibles objets du travail de l’Observatoire des politiques éducatives locales,  ou auxquelles il ne pourra pas échapper :

  1. Les questions liées « à l’articulation entre les différents  niveaux », à ce qui revient à l’État et au organismes locaux sur le plan éducatif, et à la distribution des moyens  ;
  2. Les questions liées « au rapport entre le local et l’égalité » : le  local est-il – et sous quelles conditions ? –  un facteur favorable ou défavorable à la lutte contre les inégalités ?  (questions qui réclament aussi bien un éclaircissement des arguments avancés que le développement de recherches contextualisées, et d’importants efforts d’évaluation) ;
  3. Les questions relatives à ce que l’on met comme contenus et enjeux « sous le terme d’éducation », qu’il s’agirait notamment de clairement distinguer, c’est l’un des exemples donnés par Glasman, des enjeux de « prévention de la délinquance » ;
  4. Les questions relatives à la « qualité de l’éducation » : comment notamment faire en sorte qu’une « offre éducative adaptée » ne s’accompagne pas d’une « hiérarchisation » des formations, elle-même relais des hiérarchisations sociales ? ;
  5. Les questions qui concernent « les relations  entre le public et le privé sur un territoire local » : comment par exemple se positionner vis-à-vis de  l’extension de véritables « entreprises éducatives », secteur marchand qui « offre ses services aux collectivités » principalement en fait  dans le domaine de l’accompagnement scolaire ? 

     

Des expériences locales, en France et ailleurs en Europe

 
La seconde séance présidée et animée par Isabelle Maistre (UMR Triangle, et mairie de Villeurbanne) et Jean-Marc Berthet (sociologue, consultant) s’est attachée à questionner trois expériences locales choisies en fonction de quelques éléments contrastants. Jean Luc Villin (chargé de mission de la ville de Nanterre) a rappelé l’ancienneté de l’expérience éducative menée par et pour Nanterre, qui s’est progressivement transformée en interaction complexe avec les impulsions nationales. Quatre périodes sont présentées : celle de la libération au sortir de la guerre, sous la forme d’une « politique sanitaire et sociale » et de l’acquisition par la ville d’équipements de vacances et de loisirs ; la période engagée à partir de mai 68 qui va voir ces activités d’orientation « sociale » se transformer en politique de l’enfance et de la jeunesse, avec notamment la création en 1971, de la première maison de l’enfance pensée comme maison de la culture et des arts accueillant son public après le temps scolaire (mais qui aurait aussi été vécue comme concurrente au dispositif des études dirigées réalisé par les enseignants) ; la période ouverte par les lois de décentralisation des années quatre-vingt, avec la création d’un service de l’enseignement qui a commencé à travailler sur les questions de coopération entre les acteurs éducatifs locaux ; puis la dernière période ouverte au cours des années 2000, qui a vu s’affirmer des préoccupations de mise en place d’une politique éducative globale de la ville, en lien avec la multiplication d’initiatives associatives visant à «compléter » , mais parfois là aussi à « concurrencer » – l’action municipale. L’idée d’un projet éducatif est née à ce moment-là, sur la base d’un diagnostic municipal mis au service d’une mise en cohérence et d’une plus grande pertinence. Nanterre présente ainsi clairement une histoire complexe faite de tentatives d’articulations entre initiatives locales et dynamiques nationales, non sans difficultés à résoudre, comme celles par exemple qui ont vu risquer de se télescoper les éléments du projet éducatif et l’arrivée des programmes de Réussite éducative (qui pourtant ensuite se sont avérés se transformer en outil de développement du PEL dans sa dimension partenariale et coopérative). Anne Dillenseger (adjointe à la réussite éducative de la ville de Dijon) a présenté l’initiative beaucoup plus récemment mise en œuvre dans sa municipalité, impulsée en 2001, par le changement d’équipe municipale. Le PEL dijonnais a été créé en 2003, avec pour objectif principal l’accès de tous aux services de la ville, et  une attention particulière aux plus « démunis » : enjeux de mixité sociale, de genre, culturelle, d’origine, association « autant que faire se peut » des parents, effort sur le coût des services. Anne Dillenseger a montré la possibilité, mais aussi la difficulté d’agir fortement en ce sens, et la nécessité déjà de travailler de concert au sein de la municipalité qui doit gérer les différentes priorités ne relevant pas que des enjeux éducatifs. Pour terminer, Alain Thirel (chargé de mission PEG au Conseil Général du Nord) a pu exposer les contours du Programme éducatif départemental que construit actuellement ce Conseil Général. Le président élu a ici voulu faire de la politique éducative la première politique du département, conçue comme investissement permettant de renforcer la politique sociale qui est le cœur de métier plus habituel sur ce niveau de collectivité. Cette politique se veut construite avec les acteurs et en misant sur la période longue, le choix a été fait de ne pas seulement « la décréter » et de la penser dans la durée,  ce qui n’a rien d’évident en rapport au temps court du politique et de ses mandats. Jean Marc Berthet qui a préparé la forme de cette séance avec Véronique Laforets (Université de Savoie) l’avait d’emblée introduite en rapport à l’aspect foisonnant, et du même coup parfois peu lisible, de ce qui se fait un peu partout en matière d’éducation au local. Il y a à la fois une histoire du domaine à devoir développer aujourd’hui, et un important travail non pas d’accumulation, mais de capitalisation, professionnelle et scientifique à devoir conduire, pour éviter que les différentes collectivités n’aient sans arrêt à devoir « réinventer la poudre ».

Enfin, la dernière séance, introduite par Hélène Buisson-Fenet (URM Triangle) a repris la réflexion sur le plan comparatif européen, par l’intermédiaire des deux exposés sur la Catalogne et  sur la ville de Rome. Jordi collet (Université de Vic et Université Autonome de Barcelone) a analysé les trois moments et modèles successifs qui ont tenté de concrétiser l’action éducative locale depuis une quinzaine d’années en Catalogne, et notamment dans la Ville de Barcelone : le modèle initial des « villes éducatrices »,  qui se proposait lui-même comme réponse aux problèmes mis en avant par le discours critique sur l’école soutenu tout au long des années 1970, mais qui peinait à se concrétiser : la ville éducatrice est un idéal qui devait encore trouver ses moyens et pratiques ; la période d’une « visée participative » qui devait devenir l’axe central de ces politiques, jusqu’à la mise en œuvre d’une visée stratégique, via un fort recours à la logique partenariale et une mise en réseaux plus institutionnalisée censée assurer la durabilité des actions engagées. Jordi Collet a surtout permis de nourrir la réflexion sur les enjeux participatifs et les modalités d’action de type empowerment qui entendent mettre les pouvoirs publics au service du développement des logiques éducatives internes des groupes, familles, communautés, associations qui sont de fait des acteurs essentiels du travail éducatif, avec ou sans l’aide des pouvoirs publics. Pour la ville de Rome, Francesco Pompéo (Université de Rome3) nous a livré un exemple saisissant d’évolution du « paysage mental » si nous pouvons dire en reprenant librement la formule de D. Glasman, par l’intermédiaire d’une étude de cas : l’analyse d’une situation de crise entourant une école accueillant des enfants bangladeshis dans le contexte d’une mise en problème médiatique, politique et sociale des questions d’immigration. Entre logiques de ghettoïsation très médiatisées (aujourd’hui, l’école accueille 140 élèves, dont 115 étrangers), multiplication de discours xénophobes, pression pour une pédagogie interculturelle, mouvement de revendication identitaire réactive, tout mouvement en faveur d’une mixité culturelle et de constitution d’un travail scolaire permettant de faire vivre la production d’une culture commune,  semble considérablement altérée. A l’école ainsi localement et collectivement mise en crise, les enfants sont en quelque sorte sommés de choisir ce qui serait leur identité, celle qui serait propre au pays dit « d’accueil » – qu’ils ne pourraient pas contribuer à transformer, c’est-à-dire à vivre  ? – celle qui serait de l’ordre de leur « origine », dénigrée ou emphatisée, à laquelle ils sont constamment renvoyés pour toutes sortes de raison, même si on les pense dans le même temps comme forcément opposées et antagonistes.

Regarder et raconter ou observer et partager des clefs d’intelligibilité


Cette première journée, on le voit, a surtout tenté d’opérer un premier état des lieux des différents enjeux et des différentes problématiques qui traversent les préoccupations de l’éducation à l’échelle des territoires. Elle aura aussi montré la pertinence de la confrontation de regards croisés (scientifiques, professionnels, associatifs, syndicaux, politiques) et de l’installation de l’Observatoire comme instrument de travail original mis au service d’une analyse collective de l’éducation qui ne fasse plus l’impasse d’une réflexion sur les conflictualités  et malentendus, sur les enjeux sociaux, scientifiques et professionnels caractérisant l’action publique collective qu’il paraît de nos jours urgent de devoir penser et repenser.

La table ronde finale, associant Anne Sophie Benoit, présidente de l’ANDEV, Yves Fournel préside du RFVE, , Didier Jacquemain, délégué général des Francas, Michel Lussault, président du PRES université de Lyon, et Daniel Frandji, IFE-UMR Triangle, a conduit la discussion sur ces points en échange très fourni avec la salle. Les attentes vis-à-vis de cet Observatoire sont visiblement nombreuses et plurielles, et sa construction semble nécessaire, pour autant cependant que l’on sache éviter les divers pièges que l’on pourrait se tendre nous-mêmes comme l’a précisé avec force Michel Lussault.  Il y a de fait déjà beaucoup d’observatoires en France, a commencé par rappeler le président du PRES de Lyon, et aujourd’hui quand on en crée un de nouveau, il faut avant tout s’entendre sur ce que l’on considère par  « observer » et « observation » : « En réalité, peu d’observatoires observent, beaucoup regardent, plus encore racontent les choses, mais très peu se constituent un patrimoine commun qui consisterait justement à définir ce qu’est l’observation pertinente d’un certain nombre de phénomènes sociaux, comment peuvent-ils être documentés , et pourquoi ? ».  Pour ajouter  : son intérêt réside en ce qu’il ne s’agit surtout pas de faire un Think tank de plus (où on « tankiserait beaucoup, mais penserait moins »). S’il s’agit de « capitaliser des expériences » en matière d’actions éducatives locales, il faut impérativement déjà avant tout se demander ce qui doit être capitalisé – et comment ? – de manière à ce que cette capitalisation puisse aboutir à ce qui aujourd’hui manque le plus à tout le monde, à savoir à « assurer  la comparabilité des choses observées, situation par situation ». Il faut se donner des « cadres communs pour sortir de l’insubstituable et de l’irréductible singularité » pour éviter de « compiler des cas locaux sans jamais progresser » et parvenir à partager les clefs d’intelligibilité d’un certain nombre de phénomènes que personne aujourd’hui ne peut prétendre parfaitement comprendre. Et c’est en ce sens que pour les universitaires aussi, un observatoire comme celui-ci est tout à fait décisif, « y compris dans notre programmation institutionnelle : nous avons besoin de la rencontre que cela permet avec les acteurs divers ici présents pour parvenir à progresser dans la voie de cette comparabilité  et intelligibilité, « nous ne pouvons pas le faire tout seul ».

L’observatoire ainsi conçu peut avoir un quasi-rôle d’instance interculturelle ou du moins d’un lieu où l’on puisse échanger sur ce que nous entendons par des choses que nous désignons parfois par les mêmes mots sans jamais y mettre la même chose. Un lieu où le langage et les connaissances de nos actions éducatives sont mis sur la table de travail et analysés collectivement pour le développement des possibles de la réflexion et de l’action. Un lieu tout autant où l’on puisse faire ce pas de côté d’une observation qui permette de sortir de la « gestion de l’urgence » (« autre tyrannie » complémentaire à celle de la proximité qui joue particulièrement sur le terrain des politiques publiques territorialisées) ou de la fragmentation « des expériences situées ».

 Daniel Frandji, ENS de Lyon, IFE, Triangle

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