Education et territoires, participation, démocratie locale, empowerment

par Anouk Flamant, docteure en sciences politiques, Observatoire PoLoc

Mon intervention aujourd’hui est particulière puisque je vais présenter principalement les travaux de Pierre Périer, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Rennes 2 qui n’a pas pu être présent.
Je tiens à préciser d’ores et déjà que mon intervention a pour principal but de vous présenter les travaux qu’il a menés, ou plus exactement les conclusions qu’il a présentées dans une série de travaux sur les relations entre l’école et les parents. Je n’ai pas conduit moi-même ces enquêtes. Cela me permet donc de vous présenter une forme de synthèse de celles-ci. En revanche, sur les présentations d’expériences et de terrain, mes connaissances sont parcellaires. Ceci étant, dans la salle, vous êtes nombreuses et nombreux à connaître ces cas pratiques. Je vous présente ces recherches aujourd’hui comme base pour une réflexion et une discussion sur cette place des parents et de l’école. Je vais m’appuyer notamment sur les enquêtes faites par Pierre Périer concernant l’école et les familles populaires (1). Il s’agit finalement de s’intéresser à la façon dont l’école peut et doit prendre contact avec les parents pour permettre de développer une relation avec eux, et plus largement avec le territoire d’inscription de l’école. L’intitulé de la table ronde suggère d’évoquer aussi la démocratie locale ou l’empowerment, terme employé pour évoquer l’ensemble des dispositifs mis en œuvre par les pouvoirs publics pour répondre à la paupérisation et à la fragmentation sociale des sociétés contemporaines depuis les années 1980.
Ma présentation s’articulera autour de trois points. Tout d’abord, je vais revenir sur la relation entre parents – école, ou plus exactement sur la façon dont Pierre Périer nous invite à les questionner. Ensuite, j’évoquerai les pistes de travail que suggère Pierre Périer pour infléchir cette coopération entre école et parents qui se produit à l’échelle d’un territoire circonscrit. Enfin, je terminerai sur cet enjeu du territoire et de la citoyenneté, ou sur la façon dont on peut poser la question de l’ouverture de l’école en l’articulant avec celle de la citoyenneté.

1. La relation entre parents et école


Les travaux socio-historiques montrent que les liens entre école et parents sont loin d’être une évidence, et ceci en particulier avec les familles populaires. Ces dernières doivent surtout s’arranger avec les normes et les attentes de l’institution scolaire.
La question de la relation entre les parents – et l’école s’est imposée, et ceci dès les années 1980, comme une relation nécessaire à construire. Face à la crise sociale existante, mais aussi face aux enjeux de massification, l’école ne peut plus être un lieu clos et étanche aux échanges avec les parents des enfants scolarisés. En s’ouvrant à différents publics, l’école reconnaît finalement la continuité, le lien entre l’action qu’elle mène et le milieu dans lequel l’enfant évolue. Les parents d’élèves se voient donc conférer ce que P. Périer qualifie être un « nouveau rôle », celui d’être des partenaires voire des co-éducateurs. Avec un tel principe et une telle démarche, on reconnait que la qualité des relations entre l’école et les familles est partie prenante de la scolarité, voire que cela est une des conditions sine qua non de la réussite scolaire. Or, ce à quoi s’intéresse P. Périer c’est ce postulat, cette idée qui sous- tend les politiques éducatives mises en place avec les parents. Pour que cette coopération se fasse, il faut interroger non seulement les différences entre les parents d’élève face à l’école mais aussi et surtout les inégalités existantes. Il faut s’interroger sur les conditions de ce partenariat pour analyser la façon dont cette coopération peut être « équitable », selon les termes du chercheur.
La circulaire du 15 octobre 2013 a renforcé cet objectif de coopération « avec les parents particulièrement les parents les plus éloignés de l’institution scolaire » qui « constitue un élément majeur »(2).Dans ce contexte, une ouverture d’espaces dans les collèges, des dispositifs d’accompagnement à la parentalité avec des acteurs associatifs et municipaux ont fleuri. Des mobilisations sont possibles mais elles restent inégales et incertaines. Surtout, les dispositifs sont fortement dépendants de l’appropriation et de l’initiative des acteurs dans des territoires distincts.
Il est possible d’évoquer une politique volontariste puisque les familles sont invitées à s’investir dans l’école et dans la scolarité de leurs enfants, à échanger régulièrement avec les enseignants et à coopérer. L’enjeu de la « réussite » ne peut plus être porté uniquement par l’école face à l’hétérogénéité des publics. Une forte pression pèse donc sur l’école, et en particulier dans les quartiers populaires, qui se définissent par une forte hétérogénéité des structures sociales (diminution de la part d’emplois ouvriers, désidentification des jeunes au monde ouvrier, précarité du travail, individualisation) et de l’éducation populaire. Dans ce contexte, les parents sont fortement préoccupés par la « réussite » de leurs enfants, et ceci dans l’ensemble des milieux sociaux, ils veulent que leurs enfants aient ces compétences de diplôme car ils ont conscience que cela est nécessaire pour réussir dans la société contemporaine.
La question n’est donc pas tant celle de l’opportunité d’un tel partenariat, ce lien renforce la continuité éducative et la réussite scolaire. Pour autant, l’opérationnalisation de ce partenariat se discute et nécessite de réfléchir au rôle des parents d’élèves.

2. Comment établir un partenariat entre école et familles, et donc finalement entre le territoire et les habitants qui le composent par l’intermédiaire de l’école ?


Il est tout d’abord difficile de s’accorder sur le sens des mots. De qui parle-t-on quand on évoque les « parents » ? Qui sont ceux qui sont désignés et au cœur des préoccupations de l’école ? Quand est-ce qu’ils sont sollicités ? Sur quels sujets ? Il y a un accord pour « faire avec » les parents mais on note deux choses : la première est que le parent est bien plus souvent un « recours » qu’un « allié », au sens où il reste principalement sollicité en cas de « problème », et surtout que certains parents sont visés. Ils sont principalement issus des quartiers populaires et de l’éducation prioritaire où cela se traduit par une injonction à la participation, descendante, sans qu’ils ne soient véritablement impliqués.
J’ajouterai que P. Périer relève d’autres blocages à ce partenariat. Des blocages en interne : les enseignants sont parfois inquiets de la place prise par les parents dans l’école, s’inquiétant des confusions des rôles, de l’immiscion dans le domaine de la classe, ou c’est parfois une manière de gérer des parents trop intrusifs qui pénaliseraient l’autonomie de l’enfant. Ceci étant, le chercheur insiste sur le fait que le blocage principal reste le suivant : la présence des parents dont les enfants sont les plus en réussite scolaire, des parents les plus familiers de l’école, et à l’inverse l’absence des parents les plus éloignés de l’école dont les enfants sont en difficulté et qui pourraient potentiellement bénéficier d’un tel partenariat. Dans ce contexte, évoquer l’empowerment permet surtout de questionner la façon dont les plus précaires, les plus éloignés de l’école sont marginalisés, et donc comment des représentants légitimés (car répondant au rôle de parent d’élève assigné par l’institution) s’accaparent les relations partenariales entre école et parents, et donc entre école et territoire.
Le partenariat qui s’établit avec les parents peut dès lors être qualifié d’ « inégal ». Les familles ne se saisissent pas de la même manière du rôle de « parent d’élève », ne s’y conforment pas de la même manière.
Concernant les familles populaires (avec la diversité que cela suppose), Pierre Périer évoque un paradoxe : il y a une montée des aspirations des familles populaires par rapport à l’école et une plus forte dépendance face à celle-ci. Il est donc nécessaire pour l’école de trouver de nouveaux partenaires, que sont les parents, mais auxquels on adjoint très régulièrement la casquette de parents qui arrivent en dernier « recours » voire qui sont dits « démissionnaires ». Ils sont qualifiés de « démissionnaires » aussi bien, et Pierre Périer le souligne, sur le plan scolaire ( on suppose que dans ces familles, les devoirs sont non vérifiés, pas de signature dans les cahiers de liaison / de correspondance) qu’éducatif (manque d’autorité, horaires sans surveillance). Si ces parents sont « invisibles », cela s’explique par plusieurs raisons :

  • Les parents sont loin des institutions, et pourtant il est nécessaire d’avoir les codes et les normes de l’institution scolaire pour y participer. Il faut comprendre ce que P. Périer appelle le « mode d’emploi » de l’école : rencontres et échanges avec les agents de l’école, pouvoir se rendre (être) disponible aux horaires de l’école, maîtriser la langue française pour les échanges, et connaître les différents interlocuteurs. A la maison, les enseignants attendent des parents qu’ils « suivent la scolarité » de leurs enfants, et cela renvoie aussi à des compétences inégalement réparties (suivre l’apprentissage, les devoirs, etc.). Finalement, les familles les plus démunies sont dans une situation paradoxale : elles ne sont pas en capacité de participer efficacement à l’école mais elles ne doivent pas se tenir en retrait pour ne pas apparaître comme des parents défaillants ou non partenaires. 
  • Les parents les plus démunis sont aussi dans un isolement social plus important par rapport aux autres parents. Il existe des mécanismes de relégation, d’exclusion de soi et de renforcement donc de distance avec l’école. 
  • Les parents sont aussi individualisés dans leur relation à l’école, et donc la figure du parent d’élève est construite en dehors du couple et de la famille, ce qui présente une difficulté. 


P. Périer insiste donc sur la nécessité de renverser la perspective. Il ne faut pas poser les termes de cette interrogation avec un soupçon de désintérêt ou de démission des parents mais bien renverser la perspective : qu’est-ce qui fait, dans le fonctionnement le plus ordinaire de l’école, que des fractions socialement caractérisées de parents s’éloignent systématiquement ? Rappelons que les parents ont bien conscience de l’enjeu de la réussite scolaire, même si cela se manifeste de manière plurielle, mais ils ne maitrisent pas les règles du jeu tandis que les compétences et les dispositions sont inégalement réparties. Finalement, les parents les plus vulnérables hésitent à participer à un monde opaque dont ils ne sont pas familiers.
Que peut-on évoquer comme piste ? Quelles sont les relations qui peuvent s’établir ? Pierre Périer préconise ainsi des pistes pour travailler sur la coopération entre l’école et les parents.
Pour le chercheur, suite notamment à l’enquête menée en Seine Saint-Denis, une politique avec les parents nécessite :

  • d’identifier les points de mésentente, questionner le sens et la légitimité donnée par les parents à leur présence dans l’école. 
  • d’accepter des parents réels, dans leur singularité et non le modèle du parent d’élève qui n’est qu’une sous figure des parents. Il faut essayer de se défaire du rôle prescrit du parent d’élève. Pour certains parents, la parole doit être protégée. Les parents les moins assurés peuvent avoir peur de devenir des « familles à problème » en fréquentant certaines structures ou certains dispositifs. C’est aussi les effets pervers que peuvent provoquer certains dispositifs de médiation.
  • d’associer les parents dans les définitions des actions, et de ne pas proposer des dispositifs « clé en main ». Dans cette perspective, il est nécessaire d’expliciter les règles implicites pour lutter contre la connivence, il faut expliciter les règles de l’échange. 
  • Enfin, comme l’aurait dit P. Bourdieu, de ne pas parler ceux qui sont parlés. Cela doit se traduire par la création des conditions d’égalité des parents : c’est-à-dire de diversifier les modalités d’échanges et de communication (écrit , oral, face-à-face, communication dématérialisée) ; par la création de moments de valorisation des parents (fêtes, spectacles, groupes d’échanges) ; par la multiplication des médiations et intermédiations : parents relais, groupes de paroles, ateliers animés par un tiers. 
     

3. Comme le résume un acteur interrogé par P. Périer, quand on pense à « parents », « école » il faut évoquer que « chaque territoire [innove] pour agir ».


Il est essentiel de laisser une part croissante à l’expérimentation et à l’innovation pour atteindre par des voies distinctes, originales des finalités partagées. Prendre en compte le territoire est un enjeu d’autant plus important que si cela permet de coller au plus près de la réalité de la diversité territoriale, des logiques sociales qui existent, c’est aussi faire le pari de mobilisations qui sont fortement dépendantes des relations des acteurs. Il y a donc une incertitude forte et une inégalité de fait qui se dessinent entre les territoires. Une dynamique collective peut être liée à une personne, à un groupe d’acteurs dont la disparition mettra en péril le partenariat. En même temps, adopter une approche territorialisée, c’est redonner du sens à l’action en se centrant sur les enjeux spécifiques, des modalités concrètes d’action.
La mise en œuvre de réseau, de partenariat permet donc de mailler le territoire, et de créer des liens, si ce n’est de solidarité, au moins d’interconnaissance. Et c’est l’un des points que j’ai déjà évoqué mais dans une dynamique d’individualisation forte et de mise à l’écart de certains groupes sociaux, le territoire paraît être pertinent pour aider à ces formes d’interconnaissance. C’est dans cette perspective que Pierre Perier évoque, par exemple, la figure du « parent relais ». Ce sont des figures identifiées et reconnues localement qui sont à la fois des vecteurs d’information et des voix pour présenter un spectre plus large de familles. Il faut évidemment veiller, et ceci de façon constante, à ce que ces acteurs restent des « relais » et ne deviennent pas l’unique parole des parents et finalement ne reproduisent les formes de domination. C’est dans ce contexte que ces dispositifs doivent s’accompagner de construction de lieux d’échanges avec des liens et des intérêts communs, pour susciter des échanges à partir de sujets choisis par les parents. L’un des exemples est celui de l’instauration de « groupes de pairs » par ATD Quart-Monde (lieu d’échange dans des ateliers entre des parents) qui peut être une des modalités, sur un territoire donné, pour permettre l’échange entre des parents et donc de changer le regard. Il paraît nécessaire de penser le territoire comme le lieu où l’on propose ce qui se « fait de mieux » dans l’enseignement, pour faire du local, du territoire, une source de savoirs (recherches sur le milieu, interviews d’acteurs, histoire du quartier, des mémoires), et faire de l’école un lieu de ressources (exemple d’ouverture de l’école à d’autres personnes, équipements informatiques utilisés par d’autres).
Pour conclure, la question de l’école et des parents est l’un des leviers d’action pour agir sur les liens entre école et territoire, en ce sens où ouvrir l’école aux parents, c’est ouvrir l’école sur le territoire auquel elle appartient et permettre de recréer des formes d’interconnaissance, d’appartenance multiple. Je soulignerai néanmoins que les travaux consacrés à la démocratie locale ou à l’empowerment nous invitent à interroger ce que produit également cette ouverture. J’en ai évoqués plusieurs au cours de cette intervention mais il me semble important de réfléchir aux logiques de domination qui se reproduisent dans des instances de participation, à la question du public qui participe (si l’école exclut certains segments de la population, la mise en œuvre de nouvelles instances de participation ne résout pas automatiquement leur éloignement), mais aussi à ce que l’on suppose des habitants – parents et de la manière dont ils sont définis.

Anouk Flamant, novembre 2016

Notes

[1] Pierre Périer. Ecole et familles populaires. Rennes : PUR, 2005 ; Pierre Périer.  L’ordre scolaire négocié. Parents, élèves, professeurs dans les contextes difficiles. Rennes : PUR, 2012 ; Daniel Frandji, Cintia Indarramendi. « Contribution à l’évalution du projet éducatif de Seine Saint-Denis », Rapport POLOC, mai 2016 ; Pierre Périer, « Les relations entre les familles et l'école : processus et enjeux », disponible sur : http://observatoire-reussite-educative.fr/problematiques/participation-place-des-parents/les-relations-entre-les-familles-et-lecole-processus-et-enjeux [consulté le 15 novembre 2016].

[2] Relations école-parents : Renforcer la coopération entre les parents et l'école dans les territoires. Circulaire n° 2013-142 du 15-10-2013 parue au Bulletin officiel n° 38 du 17 octobre 2013. Accessible en ligne à l'adresse : http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=74338

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