Education et territoires, participation, démocratie locale, empowerment

par Frédéric Jésu, consultant en politiques sociales, familiales et éducatives locales, ex-pédopsychiatre de service public, vice-président de DEI-France (section française de Défense des Enfants International), co-fondateur et co-président du Centre social et culturel J2P (Paris 19)

Les Projets Educatifs Locaux (PEL) et Projets Educatifs Globaux (PEG) et, dans une moindre mesure, les premières générations de Projets Educatifs Territoriaux (PEdT) sont des cadres visibles, évolutifs, potentiellement démocratiques, et propices à la mise en œuvre concrète d’une volonté politique de coéducation. Ils mobilisent en effet, de façon plus ou moins exhaustive, un nombre variable d’acteurs, à l’échelle d’un territoire (communal, inter-communal et parfois départemental), pour relier et coordonner les différents espaces-temps et contenus éducatifs proposés à / vécus par l’ensemble des enfants et des jeunes de celui-ci.

Pour autant, pas plus que les PEdT ne doivent devenir / se résumer à de nouveaux dispositifs partenariaux parmi d’autres, la coéducation ne doit être considérée comme un objectif (d’inter-relation, de pilotage, de gouvernance, etc.) à atteindre sous l’autorité de ceux qui se mettraient en position de l’impulser, de la décréter ou de l’instituer. De ce point de vue, il faut par exemple aujourd’hui refuser :

  • une conception de la coéducation qui serait assignée et cantonnée à la seule amélioration des relations entre les écoles primaires et les « familles éloignées de l’école », comme le ministère de l’Education nationale tend aujourd’hui à limitativement la présenter ;
  • une coéducation qui serait en fait une coalition des adultes en situation éducative organisée au bénéfice (à l’encontre) des enfants/élèves en difficultés d’apprentissages ou de comportements scolaires, et qui serait perçue par eux comme une forme sinon de persécution du moins de stigmatisation (comme en font état certains enfants dans le cadre de certains Projets de réussite éducative). C’est d’ailleurs à cet égard que la formule et l’image de « l’enfant au centre du système éducatif » peut s’avérer aujourd’hui ambiguë.

La coéducation est en revanche tout à la fois une démarche et un processus, loin d’être spontanés, régis par des principes éthiques et méthodologiques, et dont l’actualité est caractérisée par/est en phase avec quatre éléments de contexte :

  • la territorialisation accrue de plusieurs composantes des politiques éducatives (au sens large du terme). Timide, mais réelle et rendue plus visible par la réforme des rythmes éducatifs (et pas seulement scolaires) de 2013-2014 et la quasi généralisation concomitante des PEdT, celle-ci a mis en lumière de nouveaux acteurs éducatifs restés jusque là un peu dans l’ombre ; elle a occasionné et institué une ouverture du dialogue parents/écoles vers les collectivités locales (leurs élus, leurs services et leurs partenaires institutionnels - CAF, DDCS - et associatifs) et de ce fait une sorte de triangulation des concertations éducatives locales ; elle a dès lors attiré l’attention sur le rôle des élus et des choix politiques locaux, notamment pour identifier et réduire (ou non) les différentes inégalités (sociales, économiques, culturelles, sexuelles, géographiques) des enfants, des jeunes et des familles devant les temps libres éducatifs ;
  • le renouveau de l’éducation populaire, déployée dans la proximité, autour de perspectives de développement du pouvoir d’agir (empowerment) des habitants - donc, aussi, des familles – mais également des professionnels et des associations en relation avec elles, et conçu comme une possible antidote aux logiques et aux risques par ailleurs toujours prégnants de replis individualistes, consuméristes ou communautaristes ;
  • les évolutions juridiques fondamentales (mais encore trop souvent méconnues, contournées voire scotomisées [1] y compris dans les politiques publiques) relatives au statut des enfants et des jeunes. Ces évolutions fondent et instituent le droit des enfants à voir pris en compte leurs points de vue sur les décisions (institutionnelles ou familiales) qui les concernent, selon leurs âges et degrés de discernement. Elles sont notamment : portées par l’article 12 de la Convention internationale des droits de l’enfant [2] adoptée en 1989 par l’ONU et ratifiée en 1990 par la France ; et inscrites par la réforme de l’autorité parentale de 2002 dans la nouvelle rédaction de l’article 371.1 du Code civil [3] ;
  • le contexte actuel de « crise », de désenchantement, de dénigrement, de contournement, de « trumpisation » de la démocratie, tout du moins de la démocratie représentative qui, dans l’immédiat, rend urgente l’instauration / restauration d’un authentique dialogue interactif entre la « base » et le « sommet » des structures sociales, les « petites gens » (le peuple) et les « belles personnes » (les élites) ; et qui, dès maintenant et pour l’avenir, impose de consolider et de développer non seulement l’apprentissage mais aussi la pratique de la citoyenneté démocratique par les enfants et les jeunes.


C’est pourquoi, après m’être attaché en 2004 à décrire la façon dont la démarche coéducative pouvait contribuer à un développement social durable des territoires où elle se déploie [4], j’ai voulu dégager en 2015 les principes [5] et décrire en 2016 les pratiques [6] d’une possible et nécessaire démocratisation des relations éducatives au sein des familles, au sein des institutions éducatives et, surtout, entre l’ensemble des familles et ces institutions. Promouvoir, autrement dit, les ingénieries émergentes d’un « agir ensemble coéducatif » démocratiquement conçu, mis en œuvre, accompagné et évalué.

Les moteurs de ces tendances, bien réelles mais encore fragiles et insuffisamment mises en lumière, me semblent être :

  • les évolutions constatées dans la sphère privée de la vie d’un nombre croissant de familles, en matière notamment de prises de décision concernant la vie quotidienne et l’éducation des enfants ;
  • l’expression de volontés politiques nationales et/ou locales intégrant progressivement des approches coéducatives plus ou moins ouvertes et plus ou moins méthodiques (conseils d’établissement, PEL, PRE, PEdT, etc.) ;
  • la formation et la motivation des acteurs professionnels et associatifs en matière de partage du pouvoir de proposition et de décision dans le champ éducatif ;
  • y compris l’accès progressif des enfants et des jeunes eux-mêmes à la codécision accompagnée au fil de leurs parcours éducatifs et de leurs apprentissages (d’où l’intérêt d’encourager les pédagogies coopératives, scolaires et non scolaires, et la participation active des enfants et des jeunes aux processus de PEdT).


En d’autres termes, l’éducation – au sens large du terme – est certes caractérisée par ses finalités structurantes, à la fois protectrices et émancipatrices, et par la complexité de ses modalités, dans la séquence des espaces et des temps, ce qui justifie le débat permanent dont sa nécessaire cohérence fait l’objet. Mais elle est aussi, et de ce fait, un domaine privilégié pour revitaliser la démocratie, à la base et pas seulement au sommet, au quotidien et sur la durée, et ceci en invitant les acteurs concernés (familles de toutes conditions, élus, institutions, associations) :

  • à se saisir ensemble de problèmes concrets et mobilisateurs, même s’ils semblent a priori de faible envergure, mais aussi et surtout à tracer des objectifs et activer des moyens de résolution effective de ces problèmes ;
  • à partager à cet effet le pouvoir d’analyser, de décider, d’agir et d’évaluer les contributions des acteurs sans abandonner ou déléguer ce pouvoir aux seuls experts académiques et institutionnels ;
  • à y associer les enfants et les jeunes, ainsi amenés à pratiquer et pas seulement à se voir inculquer les principes démocratiques (en famille, en classe, au centre de loisirs, dans les espaces publics, au fil de leurs activités associatives, etc.).


Dès lors, l’enjeu démocratique de la coéducation - et donc, par exemple, de l’élaboration et du déploiement du PEL/PEdT, qui en est un cadre prometteur de mise en œuvre local et plus ou moins global – est moins celui de la seule participation de ses différents acteurs, qui relève parfois d’injonctions ambiguës et donc contre-productives, que celui de son appropriation collective, déterminée par la création et l’entretien d’une véritable communauté de destin. C’est en effet dans une perspective de développement social, économique et culturel local que tout un chacun peut se convaincre qu’il faut tout un village, tout un quartier, toute une commune ou toute une intercommunalité pour élever les enfants et, donc, pour construire l’avenir avec eux.

Il ne s’agit alors plus vraiment, pour les différents acteurs de l’éducation, de savoir et faire savoir à quelle catégorie ou à quel groupe ils se rattachent - même s’ils peuvent s’en prévaloir pour se sentir moins isolés et plus efficaces. Mais de parvenir à agir ensemble, sur leur territoire de vie, de travail ou d’engagement militant, pour la réussite de tous les enfants, c’est-à-dire pour promouvoir leurs capacités et leur plaisir d’apprendre, de progresser et de s’émanciper et pour créer les conditions qui le permettent. Et, in fine, pour que chacun et tous, adultes et enfants, puissent s’approprier sinon toujours la réussite du moins les acquis de cet agir collectif.

Le processus coéducatif ainsi repris par une logique d’empowerment, c’est-à-dire de développement du pouvoir d’agir de tous les acteurs locaux de l’éducation, permet plus précisément :

  • d’identifier tout d’abord - en regardant aussi large et loin que possible et pertinent - la diversité de ces acteurs, de leurs enjeux, de leurs cadres et conditions de vie et d’action (en s’intéressant par exemple : à la « condition parentale » plutôt qu’à la seule et imprécise « parentalité » ; à tous les habitants-parents plutôt qu’aux « parents d’élèves » ou à leurs seuls représentants) ;
  • de susciter et d’encourager ensuite leurs implications dans la définition et l’analyse des problèmes à résoudre – inégalités de tous ordres devant les diverses composantes de l’éducation, quiproquos et conflits inutiles entre éducateurs - , ainsi que dans la recherche de solutions tangibles issues de leurs expériences et compétences ;
  • de programmer et de conduire dès que possible des interventions concrètes, contextualisées, visibles, efficaces ici et maintenant et appréciées comme telles, assorties d’une évaluation partagée qui les adapte et les inscrit dans la durée, au cœur voire au-delà du territoire de leur émergence ;
  • de mettre enfin en lumière pourquoi et comment l’ensemble de cette démarche rend chaque acteur plus conscient de ce qu’il est et de ce qu’il fait et contribue à l’émancipation citoyenne de tous (construction de celle-ci pour les enfants et les jeunes, renforcement pour les adultes et notamment pour les parents et les acteurs bénévoles) ainsi qu’aux ouvertures et aux décloisonnements institutionnels pour ce qui concerne les professionnels.


Au total, le renforcement d’une démarche de coéducation par celle du développement du pouvoir d’agir de ses acteurs contribue fortement, ici et maintenant, dès aujourd’hui et pour demain, à régénérer une dynamique de démocratie locale ascendante, méthodiquement et authentiquement participative, et plus seulement descendante et implicitement prescrite. Encore faut-il que, simultanément, une volonté politique d’égalisation non pas des « chances » mais des droits à une éducation - familiale, scolaire, pendant les temps libres, autrement dit : informelle, formelle et non formelle - soit concrétisée et entretenue, aux échelles nationales et européennes, par les superstructures économiques, sociales et juridiques.

Frédéric Jésu, novembre 2016.

Notes 

[1]. La "scotomisation" désigne en psychologie un mécanisme de défense par lequel le sujet névrosé nie l'existence de faits qui ont été vécus mais qui lui sont intolérables (source : Wikipedia).

[2]. « Les Etats parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. »

[3]. « L'autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l'intérêt de l'enfant. Elle appartient aux parents jusqu'à la majorité ou l'émancipation de l'enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne. Les parents associent l'enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité. »

[4]. Frédéric Jésu. Coéduquer : pour un développement social durable. Paris :  Dunod, 2004.

[5]. Frédéric Jésu, Jean Le Gal. Démocratiser les relations éducatives : la participation des enfants et des parents aux décisions familiales et collectives. Lyon : éd. Chronique Sociale, 2015.

[6]. Frédéric Jésu. Agir pour la réussite de tous les enfants. Editions de l’Atelier, 2016.

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