7ème rencontre de l'ANARE
Retour sur la conférence de Françoise Lorcerie: « L’éducation au défi de la diversité ». Cette spécialiste de la question ethnique à l'école part du paradoxe que le mot « diversité » a été récemment contesté, assimilé à un cache-misère, nié, alors que les questions de discrimination nous rappelle son existence, notamment dans le discours des acteurs eux-mêmes, en particulier des personnes minorisées qui reprennent à leur compte le fait d'être issus de la diversité. La question des origines, « ça cache et ça dit en même temps. Ça dit et ça cache l'Islam, le fait d’être musulman et le fait de se comporter en musulman. Faut-il en parler, d’un point de vue professionnel ? Oui, affirme-t-elle, faisant référence au Manifeste de la ligue de l'enseignement « selon lequel la laïcité est une éthique du dialogue et de l’altérité. (...) la laïcité doit pouvoir ménager la place de l'Islam. »
Dans un discours que l'on pourrait qualifier de « militant », Françoise Lorcerie affirme que la question des discriminations existe, que le rapport du COMEDD peut nous aider à mieux nous appuyer sur les catégories ethniques, qu'il convient de « réfléchir à la manière de traiter professionnellement » cette question, « en s’inspirant notamment du Canada ». Son intervention se décline en trois parties : la première tend, par le biais d'enquêtes nationales ou internationales (PISA), à prouver que l'origine ethnique est un paramètre d'analyse. La seconde vise à valider cette corrélation à partir de trois enquêtes de terrain pour aboutir à la conclusion que l'école républicaine serait un espace spécifique où se développeraient des discriminations et l'ethnicisation des relations sociales, notamment parce que les acteurs de l’Education nationale seraient « très mal à l’aise avec les questions individuelles, enfermés dans des pratiques pédagogiques collectives et frontales, contrairement au PRE où la dimension personnelle est très forte. » Le système éducatif français aurait « un usage négatif des catégories ethniques. »
Pour remédier à ce que constat, Françoise Lorcerie propose trois pistes d’action :
- « Ne pas traiter l’identité ou la culture comme facteur explicatif. On vient de voir que l’usage des catégories ethniques varie selon les situations et les conditions des interactions. »
- Redéfinir et expliciter la laïcité, choix d'autant plus urgent, qu' « aujourd'hui, avec l'Islam, le droit et la tradition brouillent la compréhension. » Pour ce faire, la chercheuse fait de nouveau référence à la Ligue de l'Enseignement et précise qu'en matière de droit, « rien n'interdit de parler de sa religion dans l'espace public, dans le débat collectif »; et à Jean Baubérot, prônant une morale laïque ouverte à d'autres morales dans la mesure du respect des droits de chacun. Françoise Lorcerie constate qu’il y a peu de pédagogie de la laïcité, alors qu'une conception traditionnelle de la laïcité prévaut, selon elle, en France.
- « l’accompagnement et la régulation du travail collectif des professionnels pour les prémunir des explications ethnicisantes et des risques de discrimination. » Un travail sur la formulation des éthiques de professionnels, citant l'Angleterre en exemple.
Le retour du débat sur les statistiques ethniques ?
Cette chercheuse émérite se positionne ainsi pour un usage réfléchi de ce type de statistiques en vue de l'amélioration des politiques publiques, notamment « pour savoir ce que produit la diversité dans l’école. » Cependant, la ligne de force de sa présentation en faveur de ces statistiques pour une meilleure reconnaissance des élèves d'origine étrangère, (attention exclusive portée aux jeunes musulmans d'origine maghrébine lors de cette conférence) se heurte, sinon s'affaiblit parfois au contact des arguments qu'elle-même énonce :
- Tout d'abord, en s'appuyant sur les enquêtes PISA, les suivis de cohorte de l'Education Nationale, l'enquête Origine et trajectoire, Françoise Lorcerie affirme que ces données font ressortir des faits saillants sur l'impact des catégories ethniques, or, dans la logique de son raisonnement, elle précise ensuite que le système scolaire produit des inégalités sociales de résultats. « Un effet propre du statut social est très marqué en France. » Ajoutant : « l’impact de l'origine ethnique, en tant que facteur propre, n'a pas l'air d'être important et est difficile à mettre en évidence. Il n’est pas visible quand on évalue l’effet des autres variables. » N'est-il pas visible ou n'est-il pas pertinent au sein de l'Ecole ? Si l'on part du postulat que la « culture légitime » et le fonctionnement de l'Ecole créent une distance sociale et culturelle avec certaines familles de « milieux populaires », voire renforcent les difficultés d'apprentissage des enfants face aux exigences implicites des enseignants, alors on peut se dire que les catégories ethniques brouilleraient davantage les cartes qu'elles n'expliqueraient les difficultés rencontrées. Plus que de brouiller les cartes, le risque serait grand d'essentialiser les résultats ou les comportements, c'est-à-dire d'aboutir à ce que Françoise Lorcerie elle-même veut éviter, utiliser la dite « identité ou la culture comme facteur explicatif ». Les débats suscités par la publication du Déni des cultures d'Hugues Lagrange ont illustré ce risque. Affirmer que « plus de 33% des garçons d’origine maghrébine finit ses études sans diplôme, ni qualification », n'est-ce pas laisser supposer à un lecteur peu averti qu'il y aurait dans la culture maghrébine, à supposer qu'elle existe et qu'elle soit définie, une partie des réponses explicatives de l'échec scolaire ? Pire, que l'institution scolaire discriminerait spécifiquement ce public par son fonctionnement ? Qu'apporte ce complément ethnique (cette catégorie d'hétéro-désignation en tant que forme d'assignation identitaire), quand elle ne tient pas compte des manières dont ces 33% de jeunes se définissent individuellement ? Qualificatif ethnique dont on pourrait se passer, de surcroît, quand Françoise Lorcerie ajoute que « ce constat est le même pour les garçons issus des milieux défavorisés. »
- le deuxième argument de Françoise Lorcerie en faveur d'un travail de recherche sur la « diversité » est que l’enquête qualitative de terrain auprès des acteurs nous montre que « la question ethnique est omniprésente », autant chez les enseignants que chez les élèves. Comme elles sont dites « omniprésentes », nous pouvons logiquement penser qu'en tant que fait social observable, les catégories ethniques peuvent être analysées et nous renseigner sur la manière dont des individus vivent en société. Cependant, dans quel cadre le sont-elles ? Et à quelle fin ? Le sont-elles dans le cadre d’une science politique quelque peu homogénéisante où serait analysée une institution scolaire ethnonationaliste, « un héritage d'une société jacobine sacralisant l'unité » (Bertin, 2006) et aveugle aux différences : une institution, dans ce cas, discriminante. Une donnée incontestable parce qu’elle serait ainsi vécue et exprimée dans des discours ? Ou, ce qui nous semblerait plus raisonnable (dans tous les sens du terme), dans le cadre de sciences humaines et sociales plus pragmatiques centrées sur l'analyse du langage en situation, pour décrire les usages des catégories ethniques en les inscrivant dans une situation, un contexte local… La finalité ne serait pas de valider l'hypothèse d'une institution indécente et discriminante, selon l'acception de Margalit, mais de montrer, comme le fait paradoxalement Françoise Lorcerie, que l'usage des catégories ethniques n'est pas omniprésent mais situationnel, contextuel et variable. Chez les enseignants comme chez les élèves, rappelle-t-elle, cette mobilisation de catégories d'auto et d'hétéro-désignation se fait généralement dans des situations de tension, de conflit, d'incompréhension, si ce n'est dans des situations stratégiques d'interlocution, comme cela a pu être montré en d'autres temps et en d'autres lieux (Barth, 1969). Logiquement, ne pouvant décrire précisément la situation pour la comprendre, des enseignants peuvent, dans des cas précis, sur-interpréter et mobiliser « des stéréotypes ethniques et (reporter) la responsabilité sur les élèves ou leurs familles. » Cette ethnicisation des relations s'exprime « quand des professionnels ont des difficultés à remplir leurs missions », d'où la thèse de Stéphane Zéphir montrant qu’un consensus peut se créer autour de l’ethnicisation des problèmes, des difficultés dans des classes « difficiles ». Côté élève, Françoise Lorcerie cite l'expression d' « ethnicité fière et révoltée » développée par Joelle Perroton à partir d'observations dans des lycées professionnels. Cette expression, non définie, mérite, par sa désignation même, quelques remarques. Est-ce que l'ethnicité peut logiquement être fière et révoltée ? Ou, comme le diraient certains anthropologues pragmatiques, l'observatrice n’a-t-elle pas seulement repéré, dans un espace social et un contexte donnés, des usages, des manières de s'interpeler ou de parler de soi, des attitudes pouvant être décrites comme « fières » et « révoltées », voire, à une forme de mise en scène de certains traits culturels communs ? Si ces attitudes sont ainsi décrites, quel est le sens de ces actions « ici » et « maintenant » ? Ceci pour dire qu'il n'est pas nécessaire de naturaliser l'ethnicité en la qualifiant, de même que ses propos introductifs (« le fait d’être musulman et le fait de se comporter en musulman ») ont tendance à essentialiser, homogénéïser des manières d'être et non à révéler la pluralité des "usages" d'une même expression. En revanche, toutes ces recherches de terrain montrent que des actions, des catégorisations ethniques sont en effet mobilisées dans certaines situations, par les enseignants ou les élèves, ce qui suppose de repérer cette variété des usages en fonction des lieux et des interlocuteurs, les dérives inévitables, de les décrire précisément pour les comprendre et ne pas se laisser dépasser par des interprétations ou des généralisations.
En effet, ces données ne signifient pas que l'école est, en soi, discriminante, mais que des catégories ethniques sont effectivement mobilisées dans certaines situations, d'où la légitimité de la recherche scientifique à analyser ces productions de discours et les représentations des acteurs. De plus, Françoise Lorcerie souligne, à juste titre, d'une part le manque de formation des enseignants, d'analyse de pratiques, voire « d'analyse de ses préjugés », d'autre part, les difficultés rencontrées dans certains quartiers ségrégués où enseignants et habitants partagent parfois l' expérience commune de l'isolement, voire du sentiment d'abandon.
En conclusion, Françoise Lorcerie précise qu'« il est important de décrisper nos positions en relation avec l’Islam, d'imaginer que l’Islam a sa place en France, qu’il n'est pas grave que les élèves ou les familles arborent ou affichent l'Islam dans la mesure où ils ont leur place et demandent à être pris en considération. » Si l’on rejoint l'auteur sur la nécessité de ne pas sombrer dans des explications ethnicisantes et de maîtriser ses préjugés ethniques par une formation personnelle et professionnelle adaptée, cette conférence des journées de l'ANARE aura produit un sentiment d'étrangeté tant le propos sur la diversité semblait être réduit à la question de l'Islam en France, des garçons de religion musulmane en particulier. Les crispations identitaires sont en effet présentes dans les discours, à certains moments et dans certains lieux, notamment à Marseille où la ségrégation est très forte. Toutefois, pour décrisper les positions des uns et des autres, ne devrions-nous pas aller plus loin collectivement (élus, médias, chercheurs, habitants, …) pour comprendre comment et dans quelles situations des catégories ethniques sont mobilisées, comment se construisent historiquement et socialement les crispations identitaires pour aboutir à de nouvelles pistes d'action et de réflexion?
Sébastien Bouteix
Chargé d'études à l'Observatoire POLOC, IFE, ENS de Lyon