Quinze ans de Projets Educatifs Locaux (PEC) en Catalogne (Espagne)
En 1990, se tenait à Barcelone le premier congrès du mouvement des Villes éducatrices. Huit ans plus tard, dans cette même ville et dans la ville de Sabadell toute proche, après quelques mois de travaux préalables, furent lancés les Projectes Educatius de Ciutat, (pour Projet Educatifs de Ville en catalan, ou PEC). Le but de ces projet, qui déclinaient "sur le terrain" la philosophie des Villes éducatrices, était de territorialiser l'éducation, de faire en sorte que le territoire devienne éducatif en lui-même. La brève présentation qui en sera faite ici analyse l'évolution, les réussites et les limites de ces PEC, quinze ans après leur création. Après avoir ainsi retracé l’histoire de ces projets, on présenter les défis qu’ils doivent relever aujourd’hui et les perspectives qui devront les animer à l’avenir.
1. Du mouvement des Villes éducatrices aux premières esquisses de projet éducatif
1.1 De la critique de l’école au mouvement des Villes éducatrices
Le projet éducatif de la ville de Barcelone est une mise en pratique locale de la philosophie du mouvement international des Villes éducatrices.
Pour promouvoir une éducation alternative, ce mouvement s’est appuyé sur les sociologies critiques de l’école, et les rapports d’experts ou de sociologues (Rapport Plowden pour le Royaume-Uni, Rapport Coleman pour les Etats-Unis), qui, depuis les années 1960, ont montré les limites de la forme scolaire telle qu’elle s’est développée et massifiée dans les pays industrialisés depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale.
Au-delà de ces influences théoriques critiques, deux propositions ont largement influencé le mouvement des Villes éducatrices. La première de ces propositions est contenue dans le rapport qu’Edgar Faure coordonna pour l’UNESCO en 1973, intitulé « Apprendre à être : l’éducation de l’avenir ». Ce rapport proposait l’idée d’un double « débordement » de l’éducation : débordement de la sphère scolaire proprement dite, et des apprentissages que celle-ci conçoit (débordement local) ; débordement, aussi, de la période de la vie que le système éducatif prend en charge, et qui ne doit pas se limiter à l’enfance ou à la jeunesse, mais au contraire s’étendre tout au long de la vie (débordement temporel). A cette fin, le territoire, et la ville, doivent devenir éducatifs en eux-mêmes.
La seconde de ces propositions, moindre dans son influence, provient du concept de « société éducative ou de l’apprentissage » développée par le pédagogue norvégien Torsten Husen en 1974.
1.2 Un moment fondateur : le congrès des Villes éducatrices, Barcelone, 1990
La charte issue du premier congrès du mouvement des Villes éducatrices, qui s’est tenu à Barcelone en 1990 proposait ainsi que les municipalités élaborent des projets éducatifs qui éduquent tout à la fois à la ville, mais qui éduquent aussi la ville, et à partir de la ville. La ville est donc simultanément et indissociablement entendue comme un contenu, une cible et un agent éducatifs.
Cette première charte n’a emporté que peu d’effets concrets à Barcelone et dans les municipalités catalanes environnantes. Tout au mieux, le congrès des Villes éducatrices, et la Charte à laquelle il aboutit sont ils parvenus à mettre à l’agenda des villes et des municipalités l’éducation au sens large, à faire en sorte que l’éducation soit dorénavant considérée comme un enjeu public, requérant toute l’attention des responsables locaux.
1.3 De la théorie à la pratique : documents préparatoires et guides méthodologiques.
Afin que les impulsions généreuses du mouvement des Villes éducatrices ne restent pas lettre morte, et pour que la dénomination-même de Ville éducatrice ne devienne pas un label à la mode mais vide de tout sens, plusieurs municipalités catalanes se sont employées à préciser la méthode à suivre pour en rendre opérationnel le concept et mettre en place un projet éducatif. Trois grands types de document ont jalonné ces travaux préparatoires.
Les documents produits par la Diputació de Barcelone (l’équivalent d’un Conseil général français, même si l’organisation administrative et constitutionnelle du pays diffère sensiblement de celle de la France) en constituent le premier.
Les premiers projets éducatifs de Barcelone se sont d’autre part beaucoup appuyés sur les documents préparatoires produits par les mairies de Barcelone et de Sabadell, c’est là la deuxième source documentaire que l’on peut isoler.
Enfin, un troisième document important a alimenté le processus de création des premiers projets éducatifs de Barcelone : le guide que Joan Domènech a élaboré pour la Diputaciò de Barcelone.
On note une tension précoce entre les différentes approches proposées par ces documents. Dans la lignée des différents « plans stratégiques » proposés par la ville de Barcelone dans les années 1990 pour les secteurs non éducatifs, les documents préparatoires de la mairie insistaient beaucoup sur le rôle stratégique de pilotage de la municipalité. Au contraire, le guide méthodologique de la Diputaciò mettait davantage l’accent sur la consultation et la participation des associations locales. L’expérience historique menée par la ville de Barcelone depuis plus de quinze ans laisse entrevoir une tendance qui irait de la première de ces conceptions locales en éducation vers la seconde, soit d’une vision gestionnaire et politique vers une vision plus participative. Il faut maintenant présenter comment cette tension et cette tendance générale se sont incarnées dans les différentes générations de projets éducatifs qui ont vu le jour à Barcelone.
2. Les trois générations de projet éducatif à Barcelone
2.1 Les PEC de première génération : impulsions et limites (1997-2004)
La quinzaine de projets éducatifs mis en place à Barcelone entre 1997 et 2004 se caractérisait avant tout par son aspect expérimental, peu régulé.
Comme ce fut le cas du mouvement des Villes éducatrices, le principal mérite de ces premiers projets expérimentaux fut avant tout de mettre à l’agenda local les questions d’éducation. Il fut aussi de structurer des réseaux éducatifs locaux autour de la mairie. Ces projets ont avant tout ouvert la voie, en préfigurant des initiatives ultérieures « mieux armées » d’un point de vue méthodologique.
Pour autant, la capacité de ces projets à susciter une dynamique de participation locale fut limitée, tout comme furent modestes leurs résultats concrets.
Une évaluation de ces projets réalisée en 2004 par Collet et González, en pointait ainsi cinq limites : en fait de véritable participation du monde local, ces projets ne mettaient en place que des consultations ponctuelles ; le rôle de la mairie y était encore trop prédominant ; à l’intérieur de celles-ci, le rôle du conseiller municipal en charge de l’éducation y était lui aussi trop important (réduisant de la fait la transversalité et la portée de ces projets, les services de la ville autres que l’éducation furent peu consultés dans le processus). De même, les autres niveaux d’administration locale se sentaient peu concernés par ces projets, conduisant, de fait, à une « mortalité » très élevée de ces dispositifs (peu nombreux furent les projets qui parvinrent à perdurer au-delà de quelques années, pour s’inscrire dans le temps long).
D’autres évaluations ont par ailleurs part pointé le fait que des considérations politiciennes locales aient pu polluer les dynamiques participatives. C’est là la principale limite de ces projets, que de ne pas être parvenus à ouvrir le processus de décision, pour faire en sorte que ce ne soit pas « toujours les mêmes » qui tranchent in fine.
En 2005, la Diputaciò de Barcelone a publié un second guide méthodologique, dans le but de pallier à ces insuffisances. Ce second guide a donné un nouvel élan aux projets éducatifs locaux en Catalogne, ouvrant la voie aux projets éducatifs de deuxième génération.
2.2 Des PEC participatifs ? Les projets de deuxième génération (2004-2009)
Alors que les premiers PEC faisaient figure de plans stratégiques, largement pilotés par les mairies, une nouvelle vague de projets éducatifs a vu le jour à partir de 2004, soutenus par la Diputaciò de Barcelone. Cette deuxième génération constitue à la fois un saut qualitatif et quantitatif par rapport aux précédentes expériences. Au-delà de la participation accrue qu’ils requéraient, cette période fut aussi, et de loin, la période pendant laquelle le plus de villes se sont lancées dans la création d’un projet éducatif (environ la moitié des municipalités qui ont mis en œuvre de tels projets depuis qu’ils existent, l’ont fait au cours de cette période en Catalogne).
Si le guide méthodologique de 2005 insiste beaucoup sur les éléments de participation, notamment durant la phase de diagnostic préalable, ces projets améliorés ne se sont pour autant pas affranchis de toutes les difficultés éprouvées par leurs prédécesseurs.
Ainsi, et comme le montrent, Alegre, Subirats, Collet et Sánchez, on observe que la réussite de ces projets tient encore pour beaucoup au soutien et à l’implication d’un élu local dans le projet. Ces politiques demeurent très personnalisées, leur succès ou leur échec semblant encore largement dépendre d’une figure locale tutélaire concernée par les problèmes d’éducation.
De même, ces auteurs mettent en lumière les problèmes d’intendance de ces projets : manque de moyens financiers, incompétence relative de leurs responsables techniques…
De plus, le mot d’ordre de la participation apparait de plus en plus difficile à mettre en pratique à mesure que la taille de la collectivité augmente. Faisable à petite échelle, ce diagnostic partagé requière une machinerie trop lourde pour pouvoir être conduit avec la même rigueur dans les grandes villes.
Toutes ces contraintes font que l’une des principales limites des PEC de première génération s’applique à ceux de la deuxième génération : leur « mortalité élevée ». L’impulsion initiale volontariste et enthousiaste dont ces projets ont bénéficié à leur création ne s’est que trop rarement transformée en suivi de long terme. De fait, nombre sont ceux qui furent tacitement abandonnées quelques années seulement après leur mise en place. De même, la transversalité de ces projets est restée limitée, et leur impulsion a peiné à déborder les frontières des directions de l’éducation dans lesquelles ils furent crées.
Enfin, ces projets de deuxième génération sont parfois rentrés en concurrence avec un autre dispositif proche, les « plans éducatif de milieu » (traduction du catalan Plans educatius d’Entorn, PEE), plus richement dotés car subventionnés par la région autonome.
2.3 Travail éducatif en réseau durabilité : les PEC de 3ème génération (2009- ...)
Si, dans un premier temps, les plans éducatifs de milieu sont apparus comme des concurrents potentiels des PEC, de nombreuses municipalités ont rapidement perçu l’intérêt d’articuler ces deux types de dispositif. En plus de préconiser leur articulation, le guide nouveau guide méthodologique de 2008, coordonné par Subirats, Collet et Sánchez, proposait trois grands axes de travail pour faire évoluer les projets éducatifs, à la lumière des insuffisances qui avaient limités les projets des générations précédentes : territorialiser davantage l’action, pour que chaque projet s’adapte aux réalités de son territoire, mettre l’accent sur le travail en réseau, enfin tout faire pour que les projets s’inscrivent dans la durée.
La notion de travail en réseau provient des analyses développées au sujet de la nouvelle gouvernance (Blanco et Gomà, 2002). L’objectif de ce type de travail est de faire en sorte que les acteurs d’un territoire se reconnaissent, puis collaborent, pour, in fine, apprendre les uns des autres, et construire une division du travail éducatif local, acceptée, voulue et comprise par tous. La notion d’empowerment a les mêmes objectifs, en ce qu’elle vise à utiliser les ressources déjà existantes d’un territoire, sans les créer, et en respectant leurs compétence propres.
Les notions d’empowerment et de travail en réseau nous conduisent à la dernière grande innovation des PEC de troisième génération : leur durabilité. Nous l’avons montré, la « mortalité » précoce a toujours représenté un obstacle à la mise en place des projets éducatifs à Barcelone. Dès lors, et plus encore dans le contexte de profonde crise du modèle économique et social que nous vivons aujourd’hui, tous les éléments d’un projet éducatif de troisième génération, et ce, dès leur création, doivent être pensés pour durer. Cela ne signifie pas pour autant que ces projets doivent être rigides, gravés définitivement dans le marbre de la décision publique dès leur création. Mais il importe de penser les étapes du projet dans le temps long, en se donnant les moyens d’évaluer ses réussites ou ses échecs au cours des étapes qui jalonnent son développement.
Dr. Jordi Collet-Sabé, Faculté d'Éducation. Université de Vic (Barcelona).
Dr. Joan Subirats Humet, Institut du Gouvernement et Politiques Publiques (IGOP), Université Autonome de Barcelona.
Bibliographie
- Alegre, M.A.et al. Els projectes educatius de ciutat de segona generació, Observatori de polítiques educatives locals. Barcelone : Diputació de Barcelone, 2007.
- Blanco, I., Gomà, R. Gobiernos locales y redes participativas. Barcelone : Ariel, 2002.
- Collet, J., González, S. Els projectes educatius de ciutat de segona generació. Barcelone : Fundation Nous Horitzons, 2002.
- Doménech, J. Guia per a l'elaboració d'un Projecte educatiu de ciutat. Barcelone : Diputació de Barcelone, 1998.
- Faure, E. et al. Apprendre à être. L´éducation du futur. Paris : Fayard - Unesco, 1973.
- Husen, T. The Learning Society. Londres : Methuen, 1974.
- Subirats, J.(dir.); Collet, J. (coord.); Sánchez, E. Projectes Educatius de Ciutat : un procés permanent. Revisió metodológica. Barcelone : Diputació de Barcelone, 2009.
- Ville de Barcelone. Per una ciutat compromesa amb l'educació. Barcelone,1999.