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L'enfance de l'ordre

Compte rendu de lecture, par Anouk Flamant

Julie Pagis et Wilfried Lignier l’affirment dès l’introduction de l’ouvrage, leur objectif est de saisir la manière dont les enfants perçoivent, s’orientent, classent et se classent socialement. À rebours des childhood studies qui insistent sur les capacités autonomes de l’enfant, voire parfois sur l’ineffectivité du concept de socialisation, cet ouvrage s’emploie à rendre compte des manières dont les enfants élaborent l’ordre social en prenant en considération leur âge, leur genre, leur origine sociale, leur origine migratoire mais aussi les relations qu’ils nouent avec leurs camarades, leur fratrie et leurs parents. Cette approche est complétée par un regard sur la façon dont les enfants, en se positionnant et en positionnant les uns par aux autres, contribuent à la fabrication de cet ordre social. Pour reprendre les termes des auteurs, les enfants « ne sont pas des spectateurs » (p.14). La posture de recherche adoptée est bien celle d’une vision sociologique de l’enfance. Dans la lignée des travaux de Passeron et de Bourdieu, les auteurs s’opposent à une vision naturalisante de l’enfance, d’un processus linéaire de maturation en fonction de l’âge. L’enjeu est bien de comprendre comment les enfants fabriquent l’ordre social en l’articulant avec l’ordre préexistant auquel ils appartiennent. Ils en donnent pour preuve, dès le chapitre 1, les réponses faites aux questionnaires passés dans les deux écoles qui se distinguent, certes en fonction de l’âge, mais aussi et surtout en fonction du genre et de l’origine sociale. Les auteurs s’intéressent donc à « la sociogenèse de l’habitus » en abordant la prime socialisation à travers une solide enquête de terrain.
Avant d’insister sur les éléments qui ont retenu toute notre attention, il est important de présenter les terrains d’enquête et la méthodologie adoptée par les deux auteurs.

L’enquête, d’une durée de deux années (2010-2012) s’est déroulée dans deux écoles élémentaires parisiennes d’un quartier qualifié de « mixte ». En substance, ce sont deux écoles dans lesquelles cohabitent des catégories populaires, relativement stables puisqu’elles peuvent vivre à Paris intra-muros, et des catégories moyennes et supérieures avec une surreprésentation de personnes travaillant au sein du pôle culturel (journalistes, artistes) et du secteur public (enseignants). Ces deux écoles se caractérisent également par une présence de familles issues d’une immigration récente. Cependant, l’une des deux écoles est plus « mixte » que l’autre puisque 49% des enfants y ont un parent ouvrier ou employé, contre 22% dans l’autre école, et 44% y ont un parent ou sont eux-mêmes nés en Afrique ou en Asie, contre 29% dans l’autre école. L’enquête a été conduite auprès d’enfants en CP (puis l’année suivante en CE1), et d’enfants en CM1 (puis l’année suivante en CM2). Ce choix méthodologique vise là encore à questionner si l’âge est un critère pertinent pour comprendre la manière dont les enfants saisissent le social. Ces 104 enfants enquêtés ont été observés en premier lieu en groupe puis ont été interrogés, à deux, lors d’entretiens longs et répétés avec les deux sociologues sur leur mode de vie familial, leurs sociabilités enfantines, leurs représentations des métiers et leur sociabilité politique. Un questionnaire a complété, auprès de l’ensemble des enfants de l’école, cette approche qualitative.

La lecture de cet ouvrage, particulièrement riche et facilitée par une démonstration s’appuyant sur de nombreux extraits d’entretiens, a retenu notre attention sur trois principaux points.
Tout d’abord, cet ouvrage offre une véritable immersion dans les conditions de vie réelles des enfants, de leur quotidien, de leurs loisirs mais aussi de leur rapport à la scolarisation. Cette enquête dévoile ainsi les inégalités socio-économiques des enfants en dépassant une représentation statistique de la réalité. L’exemple des conditions de logement est, à ce titre, particulièrement éclairant et donne à voir les enjeux posés par la cohabitation et la promiscuité au sein des familles les plus populaires. Ainsi, les enfants n’appréhendent pas le social de la même manière car ils y sont confrontés de manière distincte tandis que les univers dans lesquels ils évoluent (principalement leur famille et leur école) sont changeants. Ce regard sur la réalité sociale conduit les enfants à catégoriser tout de suite ces différents éléments comme « bons » ou « mauvais ». En d’autres termes, les enfants saisissent comment l’univers social est un univers différencié et ordonné au sein duquel la domination s’exerce. Cette capacité d’ordonnancement s’illustre dans le deuxième chapitre de l’ouvrage avec l’observation faite par les auteurs des classements des métiers par les enfants.
Ensuite, la lecture de ce livre permet de saisir finement l’appréhension du politique par les enfants, dans un contexte particulier qu’a constitué l’élection présidentielle de 2012. Au-delà des mécanismes de disqualification pointés par les auteurs, les enfants appréhendent cette scène à travers leurs expositions variées aux médias, leur entourage familial mais aussi leurs relations amicales. Cette socialisation politique nous renseigne sur la capacité des enfants à se situer sur l’échelle droite / gauche et à progressivement adopter un discours argumenté et construit sur cette différenciation, remplaçant un discours en termes d’argumentaires « j’aime » ou « je n’aime pas ». Cette enquête contribue ainsi fortement aux réflexions sur la construction des représentations du politique, là encore en mettant en lumière comment les enfants issus des catégories populaires se disqualifient bien plus que les enfants issus des classes supérieures pour prendre part aux échanges politiques.
Enfin, cet ouvrage nous offre la preuve qu’il est possible et nécessaire d’enquêter sur les enfants en les considérant comme des acteurs du monde social. Peu de travaux en sociologie et plus encore en science politique ont pris au sérieux les socialisations enfantines, hormis pour évoquer le fait que celles-ci ont une place déterminante dans la manière qu’ont les adultes d’appréhender leur quotidien. Cette enquête prend au sérieux les enfants et leurs paroles pour nous donner à voir leur ordre social, la place des variables sociologiques dans l’appréhension de celui-ci et dans sa fabrication. Cette approche offre un cadre particulièrement stimulant pour penser les logiques de hiérarchie professionnelle, les inégalités de genre face au politique ou encore les processus de disqualification vécus par les enfants issus de l’immigration, avant même d’envisager les mécanismes de discrimination. L’école devient un lieu d’enquête au sein duquel il est possible de contribuer à une compréhension plus fine de l’ordre social et politique. Cet ouvrage est ainsi une invitation à poursuivre des enquêtes microsociologiques au sein de l’école.

On regrettera simplement de ne pas avoir en introduction ou en annexe de l’ouvrage un récit sur la manière dont les auteurs ont pu « entrer » dans l’institution scolaire et négocier leur présence dans ces espaces. De la même manière, un exemplaire du questionnaire ou de la grille d’entretien aurait été un outil profitable pour poursuivre, sur d’autres terrains, des questionnements proches.

Références de l'ouvrage


Lignier, Wilfried, Pagis, Julie. L'enfance de l'ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social. Paris : Seuil, 2017

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