Vous êtes ici : Accueil / Problématiques / Inégalités scolaires & éducatives / Les mixités / Mixité sociale à l'école / La mixité sociale à l'école : l'urgence d'un acte II

La mixité sociale à l'école : l'urgence d'un acte II

par Choukri Ben Ayed

 

Pouvez-vous nous présenter le GRESCO ainsi que vos objets de recherche actuels ?

Le Groupe de Recherches et d’Études sur les Sociétés Contemporaines est un laboratoire de sociologie bi-site des Universités de Poitiers et Limoges. Ses objets de recherche concernent la question de l’éducation, de la socialisation, des apprentissages, de l’enseignement professionnel, de la culture, du travail ou encore de la santé, sans être exhaustif. Le laboratoire est composé actuellement de 83 membres. Mes objets de recherche sont structurés autour de trois grands axes : les inégalités d’éducation, les relations entre éducation et territoire, le rapport à l’école des familles populaires.
La problématique inégalitaire porte l’accent en particulier sur les inégalités territoriales en matière d’éducation et sur les moyens de les limiter. Pour ce faire, il s’agit d’identifier, d’objectiver ces inégalités en explorant notamment les liens entre ségrégations et inégalités scolaires. C’est dans le prolongement de ces travaux que je me suis intéressé à la question de la sectorisation. On pourrait penser ce sujet un peu technique, il n’en n’est rien. La sectorisation a été historiquement le moyen de l’universalité du service public d’éducation sur tout le territoire et donc le moyen de garantir le droit à l’éducation. Sans sectorisation aucun élève n’aurait la garantie d’être accepté dans un établissement en dépit de l’obligation scolaire, comme c’est le cas pour l’enseignement privé. Cet aspect est souvent occulté dans les débats actuels.
La question des relations entre éducation et territoire est appréhendée dans mes travaux autour de l’analyse des rapports entre national et local. J’essaie de comprendre comment le système éducatif « tient », c’est-à-dire quelles sont les modalités de prise de décisions dans un contexte de reconfiguration des responsabilités et des compétences. Je pense notamment à la montée en puissance des collectivités locales dans le champ éducatif, ou à l’émergence de tout un ensemble de dispositifs locaux qualifiés dits « transversaux » et « partenariaux ».
J’essaie de dépasser les logiques faussement consensuelles. Si ces modalités d’action ne sont pas en elles-mêmes problématiques, ce qui l’est c’est la façon de les appréhender comme des prophéties auto-réalisatrices. En négligeant les limites, les complexités inhérentes à la mise en œuvre de telles pratiques, on s’interdit de les traiter et d’en mesurer les effets réels.
La question du rapport à l’école des familles populaires a été travaillée dans mes travaux initiaux sous l’angle des ressources spécifiques susceptibles d’expliquer des trajectoires scolaires atypiques de réussite. Ceux plus récents s’intéressent aux mobilisations populaires, citoyennes en faveur de l’école. Ces mobilisations sont l’expression d’un esprit critique et témoignent d’une forme d’émancipation, d’aspiration à une école réellement démocratique. Ce regard tranche avec les visions culturalistes ou misérabilistes qui ont encore parfois cours à propos des familles populaires. J’essaie de comprendre les ressorts de ces luttes. J’observe notamment une intolérance claire à l’accumulation des inégalités, de la ségrégation, des discriminations. Les familles populaires sont loin d’être dupes de ces phénomènes, mais elles croient encore dans les institutions. Cette ambivalence entre critique sociale et confiance institutionnelle est absolument centrale.

La question des inégalités sociales de réussite scolaire vous préoccupe depuis longtemps. Vous avez publié en 2015 un ouvrage intitulé La mixité sociale à l’école où vous avez montré que cette question était brûlante d’actualité. Les enquêtes menées par le CNESCO, les enquêtes PISA de l’OCDE vont également dans le même sens : le système scolaire français est fortement ségrégué, voire est l’un des systèmes qui parvient le moins à réduire les inégalités sociales. Comment analysez-vous ce blocage ? S’agit-il d’un manque de prise de conscience à l’échelle de la société ? D’un manque de volonté politique ? D’un problème systémique au sein de l’institution scolaire ?

La plupart des politiques éducatives depuis le début des années 1980 ont contribué à renforcer les phénomènes ségrégatifs : assouplissement de la carte scolaire, concurrence entre établissements, etc. Ces modalités de gestion du système éducatif sont l’héritage d’un ordre ancien, d’une ségrégation officielle. L’hybridation de ce système ancien et contemporain se traduit par cette contradiction éducative qui consiste à prôner l’égalité tout en permettant l’expression de stratégies éducatives individuelles associées à une différenciation de l’offre éducative.
Les élites, qui en général donnent le ton, sont les premières adaptes de choix d’options complexes et d’établissements publics comme privés. Elles ont en quelque sorte imposé la figure du « parent stratège », en diffusant ces pratiques dans différentes couches sociales, accentuant ainsi la pression sur l’institution scolaire. L’institution a mis beaucoup de temps à faire son auto-critique sur cet héritage et à tenter d’inverser la donne, mais la perte de temps a été considérable, non seulement pour concevoir un cadre réglementaire nouveau, mais également pour documenter techniquement ces questions (données statistiques, cartographiques).

Quels sont les grands enjeux de la mixité sociale à l’école ?

Les enjeux de mixité se confondent avec ceux d’une école égalitaire. Pour cela il faut avoir à l’esprit que la mixité n’est pas une question autonome. Elle suppose une limitation des phénomènes de hiérarchisation scolaire, de concevoir d’autres modalités d’allocation des moyens, etc. Surtout, la notion de mixité suppose une égalisation effective des conditions de scolarisation. Un projet de mixité, c’est refuser la concentration des ressources dans certains établissements et des difficultés dans d’autres. Un projet de mixité, c’est également reconnaître que tous les élèves se valent, que tous les parents sont des interlocuteurs légitimes pour contribuer à la construction d’un projet de mixité, c’est au fond mettre en acte un projet égalitaire, qui n’en resterait pas à l’invocation de principes abstraits.

Parmi les leviers sur lesquels jouer pour renforcer la mixité sociale à l’école, le(s)quel(s) vous semblent le(s) plus efficace(s) ?

Il est pertinent en effet de parler de « leviers » au pluriel, dans la mesure où il n’y a pas une solution unique. Mais s’il faut parler de leviers, commençons par l’essentiel. La mixité sociale ne peut résulter que d’une conviction nationale forte, d’une inscription dans un cadre législatif fort et par la conception d’un accompagnement dans sa mise en œuvre. Il est également essentiel de concevoir et mettre à disposition des outils techniques de mesure de la ségrégation, de cartographie, etc. Il est aussi nécessaire de reconnaître que la question de la mixité n’est pas qu’une simple affaire de valeurs, de bonnes intentions, mais de procédures complexes.

La loi de refondation de l’école de 2013 a inscrit la mixité sociale comme un objectif à atteindre. Le ministère de l’éducation nationale a lancé il y a un peu plus d’un an une expérimentation sur la mixité sociale et scolaire dans les collèges de départements volontaires. Quels sont les bénéfices d’une telle démarche ? Quelles en sont les limites ?

L’expérimentation a permis tout d’abord de montrer qu’il n’y a pas de fatalité en matière de ségrégation dès lors qu’il y a une volonté politique de traiter ce problème. Le dispositif est passé de l’inscription de l’objectif dans la loi, à sa traduction en décret et en circulaire. Encore fallait-il que la décision soit concrétisée localement. C’est là que les difficultés sont apparues : car si l’on considère qu’une bonne part de la ségrégation scolaire pourrait être traitée par des modifications de la sectorisation, alors celle-ci n’est plus de la compétence de l’Etat depuis 2004 pour les collèges mais des conseils départementaux. Certes d’autres leviers sont possibles, comme ceux de l’affectation des élèves de compétence académique, mais il est illusoire de vouloir dissocier sectorisation et affectation, Etat et collectivités locales.
L’expérimentation a mis au jour un autre élément : il n’y aura pas de recette « miracle ». Les expressions que l’on entend encore, notamment en période électorale, d’une « nouvelle sectorisation », n’ont pas vraiment de sens. La mixité sociale relève d’une politique publique complexe qui implique certes des enjeux de sectorisation - j’ai beaucoup insisté sur ce point dans différents écrits - mais également des systèmes d’accord à construire au sein de la chaîne hiérarchique de l’Éducation nationale (entre le niveau national et local) et entre cette dernière et les institutions locales. Au fond c’est là que les difficultés se sont concentrées.
Il faut admettre que les phases successives de déconcentration et de décentralisation ont montré leurs limites pour traiter un sujet comme la mixité sociale qui suppose une continuité de l’action publique et le partage d’intérêts communs. Or, à présent ces intérêts sont dilués entre différentes institutions (État, collectivités) parfois concurrentes ou en conflit. La mixité a ainsi pu se confronter à des logiques partisanes par simple refus de coopérer avec le ministère lorsque l’orientation politique de ce dernier diffère avec la collectivité concernée. Ces tensions ne sont d’ailleurs pas réductibles à des logiques partisanes mais à une autonomisation très forte des systèmes politiques locaux et des administrations locales. Il y a donc de nouveaux liens à construire.
Agir sur la mixité c’est accepter d’affronter ces questions, c’est lutter contre des antagonismes, c’est lutter contre les cloisonnements, échanger des données, organiser des forums, écouter les habitants, quels qu’ils soient. Les administrations locales de l’Education nationale ne sont pas toutes habituées à fonctionner selon cette méthodologie d’action publique prospective, tâtonnante, ouverte, ainsi que les collectivités locales. En différents lieux de l’expérimentation ce sont des acteurs et des responsables aguerris qui se sont mis à la tâche, car particulièrement convaincus, et qui ont démontré les potentialités de transformations du système lorsqu’une certaine forme de volontarisme est partagée. Cependant, volontarisme et localisme ont leurs limites.
L’expérimentation sur la mixité sociale a été menée avec les moyens du moment, dans un état peu constitué des connaissances en la matière. Mais aujourd’hui la situation est différente : les connaissances sont en voie de formalisation. Nous avons ainsi en quelque sorte les moyens de commencer à réfléchir à une sorte d’acte II de la politique de mixité sociale à l’école, dans la perspective de la nouvelle mandature présidentielle. Voici à mon sens quels pourraient en être les principaux traits :

1. Agir par la loi
Si la loi d’orientation de 2013 (1) a marqué sans conteste une avancée, elle est néanmoins restée en quelque sorte au milieu du gué. La notion de mixité y apparaît certes, mais comme un cadre facultatif, principalement délégué aux acteurs locaux. Il faut à présent dépasser ce stade et en faire un cadre d’action obligatoire.

2. Revoir le positionnement de l’État
Il faudrait dans cette loi revoir le positionnement de l’État : est-il initiateur, partenaire, contrôleur, prescripteur, maître d’œuvre, garant de cette politique ? C’est cette dernière option qui devrait être privilégiée, car comment réduire les disparités locales si ce n’est par un rôle régulateur de l’État, ceci en cohérence avec l’article 1 de la Constitution selon lequel la République est « une et indivisible » ?

3. Stabiliser un choix de politique de mixité
La loi devrait être beaucoup plus précise sur les modalités mêmes de la politique de mixité sociale à l’école. Si la loi d’orientation actuelle a laissé les perspectives ouvertes, nous sommes beaucoup plus informés à présent sur les pistes possibles. L’expérimentation a permis de dégager au moins deux grandes familles de politique de mixité :
a. Mixité par resectorisation « simple », mixité par resectorisation avec fermeture d’établissement, reconstructions, fusion d’établissements, et conjointement renforcement de la qualité de l’offre pédagogique des établissements dans une perspective d’égalisation des conditions de scolarisation
b. Secteurs multicollèges avec affectation critériée sur la base d’un algorithme (qui n’exclut pas non plus d’agir sur l’offre pédagogique)
Ces deux grandes familles ne renvoient pas à de simples « process », mais à des choix qui engagent une certaine vision de l’éducation. Si le premier se fonde sur une conception égalisatrice de l’action éducative, le second est davantage adossé à un paradigme concurrentiel de libre choix régulé.
Le politique en la matière doit reprendre tous ses droits pour nous indiquer sa vision, l’argumenter face à la population et l’assumer. Ensuite, il faut se garder de tout dogmatisme et tout sectarisme. Si, à mon sens, la sectorisation-resectorisation, avec de nouveaux outils performants testés durant l’expérimentation, (géolocalisation, simulation des resectorisations les plus favorables à la mixité sociale) me paraît préférable, il faut admettre cependant que dans les très grandes agglomérations cet outil est plus complexe à mettre en œuvre.
Certains penseront alors que des secteurs multicollèges seraient plus favorables (formulation d’un choix par les familles entre plusieurs d’établissements puis affectation critériée par l’Inspection académique). À la réflexion on peut se demander si cette opposition entre sectorisation et secteurs-multicollèges n’est pas stérile. Dans « secteurs-multicollèges », il y a « secteurs ». Tout part de secteurs élargis. Il s’agit de rompre avec l’idée d’un secteur rattaché à un seul collège et d’élargir l’espace pour contrecarrer les effets de la ségrégation urbaine, ce qui est plutôt pertinent.
Il est possible en revanche d’aboutir à ce résultat en faisant l’économie d’un libre choix entre les établissements de ces nouveaux secteurs multi-collèges et en affectant les élèves d’un même secteur géographique vers plusieurs établissements (un peu comme cela se pratique déjà au niveau du lycée). Il y a sûrement là une piste à creuser. N’oublions pas que le fait d’offrir un supposé libre choix aux familles est anxiogène, frustrant et peut potentiellement mettre en difficulté les familles qui ne disposent pas d’un capital scolaire suffisant pour se repérer dans ce modèle complexe d’affectation scolaire, décrypter un algorithme mathématique, etc.

4. La mise en cohérence de toutes les sectorisations
L’expérimentation a rendu visible une autre difficulté : comment œuvrer pour la mixité sociale au collège dès lors qu’elle est installée dès l’école élémentaire ? Or, les dispositions de la loi de 2013 ne concernent que les collèges ; aucun texte officiel d’ailleurs ne traite de la sectorisation du premier degré si ce n’est pour indiquer qu’elle est laissée à l’appréciation des municipalités. Il est donc impératif de modifier profondément ces logiques de fonctionnement en ce sens :

  • Intégrer la sectorisation du 1er degré dans une politique globale de mixité 
  • Articuler les sectorisations du 1er et du 2nd degré
  • Lutter contre les cloisonnements de toute nature qui font obstacle à une politique de mixité : cloisonnements verticaux (national/local) et horizontaux entre degrés d’enseignement
  • Cela suppose une remise en cause assez profonde de la répartition des compétences et des relations entre l’État et les collectivités locales
     

5. La question de l’enseignement privé
Elle est complexe dans la mesure où l’existence de l’enseignement privé résulte d’un droit de nature constitutionnelle attaché à la liberté de conscience. Il serait donc difficile de légiférer sur l’enseignement privé sans s’inscrire dans une démarche à caractère constitutionnelle, et donc potentiellement conflictuelle et lourde.
Cependant cette liberté constitutionnelle peut s’interpréter de diverses façons, comme ce fut le cas lors de la rédaction de la loi Debré de 1959. Rappelons que cette loi fut l’objet d’un rapport de force et qu’elle a abouti à un « compromis » qui n’a sûrement plus cours aujourd’hui.
Je prendrai pour cela un exemple simple : la loi de 1959 a justifié le financement de l’enseignement privé en fonction du principe de « besoin scolaire reconnu ». Cette notion est complexe, car elle faisait référence à un principe de délégation de service public, là où l’enseignement public lui-même n’était pas en mesurer d’assurer l’accueil de tous les élèves dans un contexte de hausse démographique.
Dans la négociation de la loi, ce « besoin scolaire reconnu » a évolué vers la notion de « caractère propre » qui insiste davantage sur des considérations philosophiques et idéologiques mais qui contenait également en creux une logique de séparatisme culturel et social. Comme la souligné Antoine Prost : « Le renforcement du caractère propre conduisit à interpréter la notion de besoin scolaire reconnu pour qu’elle joue quand il n’existe pas d’établissement privé accessible localement. De la participation au service public, on passe au droit de le concurrencer » (2).
C’est précisément là qu’il y a problème, la Constitution garantit la liberté de conscience, non la libre concurrence dans le système d’enseignement qui est un artefact de la négociation historique entre l’Etat et l’école privée. Or cette négociation peut reprendre dans le contexte actuel de l’impératif de mixité dans le respect même de la Constitution. Dans nombre d’endroits ce qui pénalise la mixité sociale c’est la surabondance de l’enseignement privé comme si le législateur ne s’était pas donné les moyens d’éviter cette expansion, alors qu’il pourrait en avoir la légitimité.
De même, la loi borne le soutien financier à l’enseignement privé. Cependant dans de nombreux cas l’État et les collectivités locales dépassent cette contribution au-delà du seuil légal. Il y aura certainement à revisiter ce mode de fonctionnement.
Les nouvelles mesures récentes encadrant davantage les conditions d’ouverture d’établissements privés hors contrat vont dans le sens d’une plus grande action régulatrice de l’Etat. Tous ces exemples montrent qu’il n’y aucun fatalisme à l’absence d’action régulatrice de l’Etat de l’enseignement privé.
L’expérimentation a d’ailleurs tenté d’œuvrer dans ce sens en association l’enseignement privé à la réflexion sur la mixité sociale. A terme il faudra trouver les modalités d’une intégration de l’enseignement privé dans la sectorisation en trouvant un compromis entre libre choix et mixité sociale. Reconnaissons que nous sommes au début de cette réflexion mais qu’il n’y pas de raison à terme de ne pas trouver une issue, à défaut d’une intégration progressive de l’enseignement privé dans l’enseignement public comme l’ont tenté à plusieurs reprises différents gouvernements, pour finalement y renoncer. Nous sommes peut-être dans une période propice à la réouverture de ce débat compte tenu de cet enjeu nouveau de la mixité inscrit dans le Code de l’éducation. L’enseignement privé, rappelons-le, n’est pas exclu du Code de l’éducation, il en fait partie intégrante.

6. La place des parents
Elle est souvent théorisée, idéalisée, évoquée dans les éléments de cadrage de l’expérimentation. Les populations principalement visées sont celles que l’on souhaite reconquérir, convaincre de renoncer à l’évitement scolaire en cherchant par exemple à les associer aux décisions prises. Dans les faits, cette pratique a rarement été mise en œuvre.
Dans le meilleur des cas, des conseils départementaux ont organisé des concertations publiques, dans d’autres les décisions ont été prises selon une logique bureaucratique assez classique dans le cadre d’échanges endogènes entre administrations locales et collectivités locales. Dans d’autres encore, c’est la collectivité seule qui est à l’initiative, ou encore l’administration de l’éducation nationale elle-même, de façon parfois non coordonnée. La place des parents est donc restée périphérique.
Les recommandations officielles ainsi que les pratiques locales, sauf exceptions, n’ont pas fait de réelle place aux familles victimes de la ségrégation. Cela renvoie à une question ancienne du rapport des institutions aux classes populaires : lorsque l’on prétend agir pour leur intérêt, les considère-t-on comme l’objet des actions à mener ou comme des partenaires à part entière ?
À l’occasion de nombreuses observations de terrain, j’ai pu relever les fortes capacités de mobilisation de ces populations qui disposent à présent d’une réelle expertise sur l’école, de l’espace urbain, de la réalité des situations vécues et des solutions potentielles à y apporter. Ces populations sont en quête de reconnaissance. Récemment les États généraux de l’éducation dans les quartiers prioritaires organisés par le collectif des parents du Petit Bard à Montpellier (3) ont pris une dimension nationale et ont abouti à un ensemble de propositions concrètes. Il apparaît aujourd’hui contre-productif de se passer de cette énergie et de cette volonté de construire en commun.
La concertation apparaît donc centrale avec tous les parents, notamment lorsqu’on observe que, dans certains cas, des projets que l’on peut considérer comme pertinents font l’objet de blocages alors même qu’ils pourraient bénéficier aux élèves. On peut ainsi considérer que nous ne sommes plus dans une ère où il faudrait attendre une sorte de bonne volonté des institutions à prendre en compte ces réalités et ces aspirations manifestes. Il faudrait donc en passer par la loi pour créer de nouvelles instances qui conditionnent les actions menées à l’accord des personnes concernées, même si cela exigera de longs temps de débats et de réajustements.

7. Réinventer le CDEN
Sur le papier le CDEN (Conseil départemental de l’éducation nationale) pourrait apparaître comme l’instance idéale pour prendre en charge les questions que nous venons de traiter. Dans les faits, ce n’est pas le cas car les CDEN souffrent de plusieurs défauts. Ils sont tout d’abord consultatifs, très codifiés dans leur composition, les prises de décision sont formelles, visant à valider les dossiers préalablement travaillés par l’administration de l’éducation nationale et le conseil départemental. Les questions de mixité y sont marginales, si ce n’est absentes.
Il y a donc urgence à réinventer un « CDEN mixité ». Un CDEN rénové ce serait tout d’abord :

  • un CDEN où toutes les populations concernées par des mesures de mixité sociale seraient représentées, au-delà des associations de parents d’élèves 
  • un CDEN décisionnel, une instance dans laquelle pourraient s’exercer des débats contradictoires
  • un CDEN qui travaillerait avec une fréquence plus soutenue, qui pourrait se réunir autant que de besoin
  • un CDEN où pourraient être présentées des études, des travaux de recherche, pour alimenter les débats 
  • un CDEN qui abolirait les découpages en niveaux d’enseignements où la mixité serait traitée dans toutes ses composantes 1er degré, 2nd degré 
  • un CDEN qui serait le lieu où des bilans partiels des mesures prises seraient régulièrement présentés afin de procéder aux réajustements nécessaires.

Si l’expérimentation a permis de mettre au jour ces différents constats, que j’espère partagés, alors elle aura été très utile. Elle aura pu démontrer que nous sommes aux prémices d’une véritable politique en matière de mixité si l’on tient compte de tous ces acquis. Rien ne serait pire qu’un coup d’arrêt brutal à la faveur d’échéances électorales. S’il est un domaine où la continuité de l’État doit être affirmée, c’est bien celui de la lutte contre les ségrégations et le projet d’une école plus égalitaire. Les éléments encore parcellaires de cet acte II de la politique de mixité sociale à l’école en livrent certaines bases.

Choukri Ben Ayed (avril 2017)

Notes
(1) La Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République parue au JORF du 9 juillet 2013 est consultable en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027677984&categorieLien=id
(2) Prost, Antoine. « Public, privé : les enseignements d’une longue histoire » in Après-demain n° 21 NF, janvier 2012, p. 47-49.
(3) Ils ont eu lieu les 24 et 25 mars 2017 à Montpellier. cf. site : http://tactikollectif.org/

Pour aller plus loin :
Vous pouvez consulter la rubrique Mixité sociale à l'école