EDUCATION, PROTECTION, PREVENTION
Ces trois domaines d’intervention en direction de l’enfance et de l’adolescence sont, dans leurs principes, comme dans leurs modes de fonctionnement, reconnu par l’Etat qui organise leurs gestions déléguées à différentes institutions et professions. Cette organisation n’est pas gravée dans le marbre, elle peut évoluer en fonction des contextes politiques, des textes légiférés. Elle peut évoluer en fonction de l’émergence de nouveaux métiers qui ne sont pas encore reconnus comme profession et, enfin, elle peut se recomposer en fonction des mises en œuvre locales et de leurs appréciations par les financeurs et les élus locaux.
UNE SECTORISATION CODIFIEE DE L’ACTION PUBLIQUE : LOIS, PROFESSIONS, MISSIONS, …
Globalement, nous pourrions dire que l’Etat a, depuis le XIXe siècle, missionné le Ministère de l’Education Nationale (à travers ses différentes appellations) de l’obligation légale d’organiser sur l’ensemble du territoire national l’enseignement des savoirs scolaires au regard de corps de professeurs reconnus par un diplôme, soumis à un code déontologique, et au regard de savoirs et savoir-faire scolaires référencés dans des programmes nationaux et, désormais, dans le « socle commun ». Depuis plusieurs années, une compétence éducative a également été reconnue aux collectivités territoriales (CEL, PEL, …), reconnaissance officialisée par le texte de loi sur les projets éducatifs de territoire (PEDT) ciblant les temps péri et extra-scolaires. Quant à la protection de l’enfance, depuis 2007-2008, le département a la charge de cette compétence. Ainsi, en 2007, une réforme de la protection de l’enfance a été actée par les services des conseils généraux (ASE, PMI, …) alors que les enfants en danger relevaient de la protection judiciaire des mineurs, donc de la Justice. Les professions du conseil général en charge de ces suivis agissent dans le cadre du code de l’action sociale pendant que ceux du ministère de la Justice le font au regard du Code civil. Selon les situations, les deux structures s’appuient sur des services de prévention, les uns en charge de suivis administratifs, les autres de suivis judiciaires. Dans ce résumé schématique, nous esquissons d’une part l’évolution du cadre législatif, la répartition des actions et des complémentarités entre acteurs issus du champ de la protection et ceux issus du champ de la prévention. Toutefois, la réalité est beaucoup plus complexe que les découpages administratifs ne le laissent supposer. Par exemple, des villes et des établissements scolaires peuvent avoir, au même titre, que les services des départements, des assistantes sociales et contribuent, de fait, à des actions d'accompagnement, voire de signalement aux services de protection de l’enfance. De plus, de nouveaux métiers et dispositifs ont pu émerger dans ces secteurs, faisant ainsi réagir, de différentes manières, l’ensemble des professions qui se sont senties menacées ou mises en concurrence. Enfin, le secteur de la prévention est très large, il est souvent assimilé à celui de la prévention des risques, qu’il s’agisse de risques de délinquance, de risques sanitaires, …, il s’agit de la gestion de groupes dits « spécifiques », de « cibles » parfois marginalisées, de groupes « marqués socialement » nécessitant une prise en charge « spécifique » dans le cadre d’actions judiciaires, d'actions préventives avec des équipes d’éducateurs spécialisés soutenues par le département ou d’actions locales mises en œuvre dans le cadre des Contrats locaux de prévention de la délinquance (CLSPD). Cette prise en charge spécifique, notamment par la prévention spécialisée, ne va pas de soi. Selon les périodes ou les lieux, des équipes d'éducateurs de rue ont pu "aller vers", avec les principes de libre adhésion et d'anonymat, tout en montrant des démarches d'accompagnement constructives ou, à l'inverse, ont suscité des doutes sur la plus-value de leurs présences dans l'espace public et sur leurs coordinations avec les autres acteurs éducatifs.
Dans le cadre de projets locaux portés par une commune ou une agglomération, des modes de collaboration entre institutions et professionnels se sont développés à l’intérieur d’un même domaine, parfois de manière transversale. Ces démarches de projets entre «partenaires » ont montré des évolutions significatives de coopération mais « il ne faudrait pas conclure que le champ des politiques sociales dans le domaine urbain se présente comme un espace pacifié, dont seraient exclus conflits et controverses. » (De Maillard, 2002). Ces tensions peuvent être présentes entre professions instituées mais, parfois, suscitées par l’apparition de nouveaux métiers.
DES SECTEURS EN EVOLUTION CONSTANTE : CONFLITS, INTERMEDIATION, CONCURRENCE, RIVALITE, COOPTATION, COLLABORATION, ETC.
Lors d’une récente intervention sur les approches savantes traitant de la question des « jeunesses des rues »1, Gérard Mauger rappelait que tout problème social est un construit historique mis en forme à partir de l'institutionnalisation de différentes catégories d’acteurs, entre catégories d’interprétation. Citant le sociologue américain, Andrew Abbot 2, plus ces acteurs, ces professions sont proches, plus ils sont en concurrence, en rivalité, engagés dans une lutte pour défendre des « territoires ». Selon Florent Champy, ce chercheur américain est une ressource pour dépasser le différend, en sociologie des professions, entre le courant fonctionnaliste (valorisant l’unité d’une profession, son « identité » à partir de ses valeurs, puis de ses savoirs et savoir-faire) et celui interactionniste (rejetant la « naturalisation » de la profession, insistant sur la variété des membres, des pratiques effectives opposées à un modèle unique). « D’un côté, les professions luttent pour les territoires, avec comme conséquence que les résultats de ces luttes peuvent être contingents. Mais cela, ce n’est qu’à court terme. En effet, d’un autre côté, Abbott montre que les distorsions entre efficacité et répartition des territoires finissent par se résorber avec le temps. La répartition des tâches entre professions qui coopèrent sur un même lieu de travail s’adapte assez vite aux exigences d’efficacité ; puis le public prend peu à peu conscience de cette nouvelle division du travail, finalement, l’Etat formalise les nouveaux territoires dans le droit, au terme d’un processus qui a pris plusieurs décennies »3. A titre illustratif, l’article de Jacques de Maillard sur les travailleurs sociaux, (« animateurs, assistantes sociales et éducateurs spécialisés » qui relèvent des secteurs de l’éducation, de la protection et de la prévention), montre qu’après les nombreuses critiques essuyées durant les années 80 (inefficacité, complicité avec son public, incapacité à travailler avec les institutions), de nouvelles politiques ont remis en cause les monopoles traditionnels des travailleurs sociaux, et ainsi, ont contribué à l'évolution de leurs pratiques quotidiennes en s’appuyant sur de nouveaux acteurs intermédiaires, notamment les chefs de projet et les agents de développement local. Les trajectoires de deux clubs de prévention de l’agglomération bordelaise sont, à ce titre, très révélatrices de l’évolution de politiques sociales de plus en plus décentralisées fonctionnant sur le « mode projet » et fortement dépendantes des interactions locales, parfois personnalisées. Toutefois, si les représentations des acteurs évoluent par la reconnaissance des missions de chacun, la proximité territoriale fait que les oppositions sont plus discrètes et plus stratégiques. Les coopérations se matérialisent dans des projets ou, au contraire, des prises de distance, des évitements sont justifiés habilement pour ne pas remettre en question le « partenariat » ou, simplement, pour que le groupe survive sur le plan financier. Ces travailleurs sociaux et ces acteurs intermédiaires ont dû faire un apprentissage collectif pour redéfinir le territoire d’action des premiers tout en instituant, dans l’action même de cette coordination, le territoire des seconds; ce qui « n’empêche pas la reproduction des conflits et ne laisse entrevoir en aucun cas une évolution univoque dans le sens d’une unification des espaces de références. »4 L’article de Jacques de Maillard nous montre des exemples de redéfinition des modes de collaboration entre professions, reconnues ou non, tout en conservant des « traits culturels » distincts.
De nouveaux "métiers flous" au service des professionnels de l'éducation, de la protection et de la prévention
Le second exemple que nous pouvons signaler concerne l’émergence de nouveaux métiers dont les territoires d’action sont communs à des professions pré-existantes. Pour montrer ces nouvelles dynamiques propres à certains secteurs, notamment la protection et la prévention, la recherche de Fabienne Barthélémy sur les médiateurs sociaux est sur ce point éclairante. Contrairement aux métiers de chef de projet, de la médiation familiale qui ont recherché une forme d’autonomie professionnelle, selon cette chercheuse, « les médiateurs s’ancrent au contraire dans des relations de dépendance où ils prennent différentes formes, se rendent malléables et se recomposent suivant les exigences de leurs interlocuteurs. »5 Pour rendre compte du fait que ce métier ne souhaite pas se constituer en groupe professionnel autonome, l’auteure utilise la sociologie des formes sociales de Georges Simmel, notamment les procédés par lesquels un groupe se maintient : l’un est dit « conservateur », l’autre est « plastique, élastique, malléable ». Dans cet article, Fabienne Barthélémy fait d’abord le constat de conflits entre ces médiateurs et les travailleurs sociaux parce que, sans définition claire de leurs missions, les premiers se retrouvaient fréquemment et de manière imprévisible sur le « pré-carré » des seconds, ce qui générait conflits entre acteurs et confusions pour les publics. Pour dépasser ces conflits, des coordinateurs ont été recrutés (chez les travailleurs sociaux) et ont joué un rôle d’intermédiation, une « double appartenance qui leur permet de jouer le rôle d’acteurs « marginaux-sécants » entre les deux sphères jusqu’alors opposées." Le rôle de « marginal sécant », c’est-à-dire : "un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires. » (Crozier, Freidberg, 1977). Après le conflit, l’intermédiation, survient la phase de la cooptation des médiateurs par les travailleurs sociaux. Par cette cooptation, les médiateurs vont s’adapter à la demande en mobilisant des ressources qui les distinguent ou allège la charge de travail des professionnels du social, ce que l’auteure résume par la formule : « c’est en se rendant malléables que les médiateurs gagnent une forme de stabilité. » Pour exister, ces médiateurs vont donc prouver qu’ils peuvent remplir des missions jusque-là dévolues aux professionnels du secteur tout en prenant, parfois, leur distance avec ces professionnels au nom d’un référentiel différent construit sur la proximité, la réactivité, la connaissance des réseaux d’interconnaissance locaux, la présence effective, le pragmatisme opposé à la bureaucratie, l’action municipale ou associative. Les manières de définir leurs actions peuvent alors varier en fonction des situations d’interlocution. Ainsi, le flou des métiers de la médiation leur permet de s’inscrire dans une nouvelle division du travail local sans que ces métiers soient, pour autant, reconnus et codifiés officiellement.
Qu’il s’agisse des secteurs de l’éducation, de la protection ou de la prévention, des groupes ont acquis une autonomie professionnelle qui les protège d’autres groupes concurrentiels. Parfois, de nouvelles politiques viennent bousculer ces monopoles traditionnels en sommant une évolution des pratiques ou en proposant d’autres types de projet, d’autres types de collaboration avec d’autres professions ou avec des métiers nouveaux qui ne recherchent pas forcément à devenir des professions. Dans tous les cas, les lignes bougent localement et des modalités de collaboration sont discutées, négociées.
DES COLLABORATIONS LOCALISEES AVEC DES ESPACES DE REFERENCE DIFFERENCIES
Comme illustré précédemment, de nouvelles formes de collaboration peuvent se développer au sein d’un même secteur. Dans ce cas, les acteurs présents peuvent être issus de professions dont les attributs sont réglementés (formations, diplôme, code de déontologie, organe de régulation, …), ou bien, ces professionnels peuvent être conduits à travailler avec de nouveaux acteurs dont les métiers ne sont pas des professions. Dans le secteur de la protection, des assistantes sociales des départements ont pu se sentir concurrencées par l’arrivée de « femmes-relais » rattachées à des villes ou des associations. Dans le secteur de la prévention, des éducateurs-spécialisés ont eu le même ressenti vis-à-vis de médiateurs rattachés aux services de prévention de municipalités. Dans le secteur éducatif, des conseillères principales d’éducation (CPE) ou des assistantes sociales des EPLE ont pu se méfier de l’arrivée d’adulte-relais dans leurs établissements. Des acteurs de la protection de l’enfance des services départementaux, ceux des RASED de l’Education nationale (notamment les psychologues scolaires), ou des éducateurs spécialisés de la prévention ont également pu se méfier de l’arrivée du métier de coordonnatrice du Programme de réussite éducative (PRE). Pourtant, après huit ou neuf ans d’expérience, ce nouveau métier a-t-il répondu aux besoins d’un système déficitaire, en particulier le déficit de coordination des prises en charge institutionnelles des publics les plus fragilisés ? L’ambition était d’améliorer cette coordination, de se dire entre professionnels "qui fait quoi pour telle famille", voire de contribuer à l’amélioration des prises en charge au sein de chaque institution par le biais de regards pluridisciplinaires et distanciés sur des situations individuelles et globales. Les recherches en cours valideront ou non les impacts de ce dispositif.
Dans tous ces cas de mise en concurrence d’acteurs, une phase de cooptation ou de collaboration a pu succéder à une phase d’incompréhension, de méfiance, voire de conflits. Les nouveaux acteurs ont ainsi trouvé une place dans la division du travail social local. Cependant, si ces acteurs ont pu s’adapter aux jeux des acteurs locaux pour « se faire une place », voire travailler ensemble dans le cadre de projets, ils n’en demeurent pas moins que toutes ces professions se distinguent entre elles par leurs statuts, leurs compétences mais surtout par le système de valeurs auquel se réfère chaque profession. La conséquence est que les acteurs peuvent être flexibles pour s’inscrire dans des jeux locaux de partenariat, d’interlocution, dans la mesure où ces projets ne dépassent pas certaines « frontières », certaines limites, notamment dans la représentation qu’ont les acteurs des publics qu’ils ont en commun, représentations qui traduisent parfois des conceptions de l’éducation divergentes, voire antagonistes. A ce titre, la méfiance ressentie par différentes professions lors de l’arrivée des coordonnatrices de réussite éducative est non à relier à ce nouveau métier flou et émergent, mais au contexte dans lequel ce dispositif s’est mis en place, c’est-à-dire celui du rapport Benisti selon lequel de futurs enfants délinquants pouvaient être repérés et pris en charge avant trois ans et celui du contexte législatif sécuritaire renforçant le pouvoir des maires en matière de prévention de la délinquance (2006), notamment par le biais des stages de responsabilisation parentale ou de l’instauration de Conseils des droits et des devoirs des familles (CDDF). Des pré-supposés qui ont pu être difficilement conciliables avec l’approche éducative globale telle qu’elle avait été pensée à l’origine du programme de réussite éducative, sinon avec les conceptions de l'éducation de certains acteurs locaux.
Il y a donc une question partenariale imposée par la mise en place de nouvelles politiques sociales fondées sur le mode « projet » mais il y a également des référentiels en termes de valeurs qui facilitent ou, au contraire, entravent, voire rendent impossibles, des collaborations locales, au sein d’un même domaine ou dans une approche plus transversale. Parmi les valeurs fréquemment utilisées ces dernières années par les travailleurs sociaux, celle de "bienveillance" occupait une place centrale. Bien que ce terme gagnerait à être clairement défini, il témoigne néanmoins d'un regard positif sur le jeune ou la famille accompagné(e), sur leurs capacités à mobiliser leurs ressources ou celles de l'environnement, une attitude compréhensive, une conception globale de l'éducation porteuse de solutions et d'alternatives. Dans la mesure où une politique éducative globale vise à construire un projet pour l'ensemble des acteurs et habitants d'une territoire, le préalable suppose de réfléchir collectivement à un référentiel commun dans lequel tous les acteurs se retrouvent, a minima, pour se mobiliser dans le même sens. Une réflexion qui, entre acteurs de l'éducation, de la protection et de la prévention, ne peut pas faire l'économie d'ajustements, de tensions, de compromis et de reconnaissances réciproques.
Sébastien Bouteix
Chargé d'études à l'Observatoire POLOC, ENS de Lyon, IFE
Notes
[1] Colloque scientifique : « Jeunesses de rue, pratiques, représentations et réactions sociales », ACOFIS, Poitiers, 19 février 2014. En ce qui concerne la délinquance, Gérard Mauger distingue 3 champs en concurrence (droit, sociologie, médico-psychologique), chacun a ses interprétations et des solutions plus ou moins validées par l’Etat, selon les périodes. Pour cela, dit-il, il faudrait étudier les relations qu’ils entretiennent avec le pouvoir bureaucratique, étatique.
[2] Abbott, Andrew. The system of professions. An essay on the division of expert labour, Chicago et Londres. Université of Chicago Press, 1988.
[3] Champy, Florent. Entretien à propos de son livre « La sociologie des professions », nonfiction.fr, 3 novembre 2009.
[4] Maillard, Jacques (de). « Les travailleurs sociaux en interaction, Politiques sociales urbaines, mobilisations des professionnels et fragmentations » in Sociologie du travail 44 (2002), p. 215- 232.
[5] Barthélémy, Fabienne. « Médiateur social, une profession émergente ? » in Revue française de sociologie 2009/2, vol. 50, p. 287-314.