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Quatre points-clés pour le débat

par Daniel Frandji

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De la même manière, s’il convient aujourd’hui de penser et de développer, la « réussite éducative », celle-ci ne peut pas être distinguée de la « réussite scolaire » dans les termes et la logique de quelques autres vieux débats, multiséculaires, différenciant ou même opposant, souvent de façon simpliste, « l’instruction » de « l’éducation » – débats qui ont certes constamment variés, mais qui ont accompagné les différents projets de développement de l’institution scolaire depuis la Révolution française. Impossible, aujourd’hui, d’oublier en quoi les apprentissages des savoirs liés au développement de la culture écrite, les savoirs scripturaux, intimement liés à l’invention de l’école (par exemple, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, des langues, de l’histoire et de la géographie, ou des sciences, pour ne s’en tenir qu’à ces « disciplines scolaires » classiques), valent tout autant « instruction » (développement des compétences cognitives, appropriation des connaissances formalisées ou des « technologies de l’intellect ») qu’éducation (au sens de construction du rapport à soi, aux autres et au monde). Une partie de ce débat-là a aussi été alimentée par la réflexion pédagogique : elle renvoie au choix des contenus de savoirs à intégrer au cursus scolaire, autant qu’à la manière de les transmettre – c’est-à-dire ce qu’il s’agit de transmettre par et dans l’école, et comment le transmettre, ou plutôt le partager, si l’on se souvient que le couple d’opposition dont il est ici question renvoie aussi à la critique des formes dites « transmissives » de pédagogie, voire, surtout, à la nécessité de penser autre chose qu’un apprentissage conçu comme simple travail « d’inculcation.

 A vrai dire, aujourd’hui, il semble que le souci de la preuve se soit inversé : en quoi et comment l’apprentissage (l’« instruction » ?) de contenus de savoirs scripturaux, ne serait pas aussi « éducatif », éléments de constitution d’un sujet épistémique et social ? Et ce que l’on reconnaît ainsi, peut-être mieux que par le passé, s’impose d’autant plus  que l’on (re)donne comme objectif aux politiques publiques d’éducation et à la scolarité de renforcer l’apprentissage de la « citoyenneté ». Il paraît de fait difficile de penser une « citoyenneté » qui ferait l’impasse sur le développement des capacités et des savoirs critiques : quelque chose en rapport avec une conception de l’« émancipation intellectuelle », reçue en héritage de la philosophie politique ( bien que devant toujours être retravaillé et revisité). Il reste, bien sûr, que ce qui ne peut s’affirmer ainsi clairement (qui consacrerait une vision très « régulatrice » de l’éducation, faisant de celle-ci un instrument de « normalisation » sociale et culturelle, voire comme on dit parfois de « pacification sociale », bien plus que de développement émancipateur) doit toujours se questionner comme implicite, bévue ou encore comme conséquences non volontaires d’argumentations et de pratiques. De plus, les travaux en sciences sociales ont permis de  préciser le débat, tout en le complexifiant : par exemple, il est un acquis de la sociologie de l’éducation d’avoir mis l’accent sur les effets sociaux des pratiques et formes d’organisation du travail éducatif, scolaire et non scolaire. Elle l’a fait parfois, c’était une étape importante, dans la visée d’une posture critique dénonciatrice. Cette posture a insuffisamment permis de reconstruire les potentialités « émancipatrices » limitées, voire empêchées par des formes de « violence symbolique » ainsi mises en lumière (Bourdieu & Passeron, 1964 & 1970). Depuis lors, d’autres travaux nous ont permis d’avancer dans cette direction, de mieux saisir ce qui en ce domaine, demeure socialement différenciateur (inégalitaire) et ce qui ne l’est pas (ou pourrait ne pas l’être), les formes de relations sociales et de subjectivité plus ou moins implicitement engagées dans les orientations institutionnelles, les contenus de savoir et instruments culturels sélectionnés comme devant être acquis (et ceux qui ne le sont pas), leurs modalités pratiques de transmission et d’acquisition (Bernstein, 2007).

En fait, loin de cette navrante dualité de l’éducation et de l’instruction, la problématique à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés sous les termes de réussite scolaire/réussite éducative requiert la prise en compte d’autres éléments, liés au contexte social et économique contemporain, autant qu’à la manière dont s’est construite l’école, ses finalités et ses modes de fonctionnement, son emprise sur la société, sa sélectivité sociale.

De la « réussite éducative » contre les « fragilités » ? 

 
Le contexte social et économique d’abord, et la manière dont celui-ci s’est publiquement formulé depuis une trentaine d’années : celui des nouvelles formes de (grande) pauvreté et de précarité,  de la fragilisation du travail salarié et les logiques de désaffiliation qui lui sont attachées (Castel, 1995), l’émergence de la catégorie d’exclusion (Fassin, 1996) et du « problème des quartiers » de relégation  (Tissot, 2007), « l’inversion de la tendance séculaire à la réduction des écarts de richesse » (Rosanvallon, 2011). Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’est pas si aisé d’examiner les influences produites par ces contextes sur le développement des jeunes enfants. Les travaux sur ce point, en psychologie et en sociologie doivent encore largement être développés (en France la psychologie du développement apparaît parcellaire et l’objectif de développement d’une sociologie cognitive du développement demeure encore trop programmatique). Mais ceux disponibles, tout en s’attachant à éviter les pièges de certains stéréotypes (comme l’équation des discours « misérabilistes » ordinaires assimilant, sur le mode de l’évidence, la pauvreté économique à la « pauvreté » culturelle ou affective), ont déjà lancé de sérieuses alertes (voir, par exemple, pour une synthèse des  travaux en psychologie du développement sur ces points, l’ouvrage très clair de Chantal Zaouche-Gaudron, 2005).

Et dans cette perspective, oui, il paraît nécessaire de penser tout un ensemble d’interventions publiques, et des les coordonner, en direction des enfants et des adolescents, ou de leurs parents, qui ne se résument pas en une « politique scolaire ». On peut donner le nom « d’éducatif » à ces interventions, même si celles-ci relèvent d’interventions sociales et médicales (médico-sociales) et s’argumentent en termes de « prévention des risques », « d’accompagnement à la scolarité » ou « d’accès aux loisirs, à l’art ou à la culture ». C’est en tout cas le choix qui a été fait en France, avec la création du Programme de réussite éducative (PRE), mis en place dans le cadre de la loi de cohésion sociale (18 janvier 2005) et consacrant l’une des premières mobilisations de la notion de « réussite éducative » conçue comme référentiel d’une politique publique. Nous ne reviendrons pas ici sur le PRE, qui est largement discuté ailleurs, mais rappelons que celui-ci est intégré dans le cadre de la politique de la ville dont il contribue à forger un volet « socio-éducatif ». Dans un article précis, Dominique Glasman (2010) a déjà formulé les importantes et diverses questions qui persistent en ce domaine, et qu’il faudrait pouvoir actualiser au regard des changements institutionnels. Et d’abord la difficulté à saisir ce qu’est au fond la « réussite éducative » enjoignant les acteurs et porteurs locaux du dispositif à porter seuls la responsabilité de son interprétation et toutes les difficultés qu’il y a à l’évaluer ; les risques, ensuite, de « désociologisation » entrainés par le principe d’individualisation constitutif de l’intervention (c’est-à-dire le risque de détacher la situation personnelle de la situation sociale dans laquelle est prise l’enfant, par exemple en la « sur-psychologisant ») ; également, les risques de confusion entre les questions de prévention de la délinquance et les enjeux éducatifs ; l’enjeu, enfin, d’une approche globale attachée à considérer toutes les « fragilités » d’un enfant, et à ne pas replier l’éducatif sur le scolaire, mais les lourdes tendances des acteurs du PRE à relativiser la scolarisation ou à perdre de vue la complexité et l’hétérogénéité de ses missions, relativement à certaines traits de leur culturelle professionnelle et surtout aux difficultés du travail en partenariat avec l’école.

Quelle « réussite scolaire » ou l’école et sa complexité


Car le second élément de réflexion qu'il s'agit de prendre en compte est celui renvoyant à ce que devient l’école, dans la logique de son développement historique, comme institution complexe parcourue par des logiques multiples. D’ailleurs, la notion de "réussite scolaire" n'est que peu moins floue et hétérogène que celle de "réussite éducative". Comment stabiliser ce qui est ici en question alors même que l’institution scolaire se trouve tiraillée et investie de nombreuses finalités en tension, et parfois difficilement compatibles, comme de nombreux travaux nous ont déjà, là aussi, permis de mieux le saisir (par exemple, Dubet & Duru-Bellat, 2004, Bonny, 2012) ? La réussite scolaire doit-elle être mesurée à l’obtention d’un diplôme ? Ce critère là a au moins la force d’une possible et assez simple formalisation (on obtient, ou pas, un diplôme) mais il est très lié à une définition de l’école comme espace de certification en lien aux attentes du marché de l’emploi et au fonctionnement économique : données fondamentales pour l’organisation sociale et ses membres, a fortiori en période de fort chômage (les diplômes réduisent toujours les risques de  chômage, même si nombreux sont les diplômés au chômage), mais négligeant toujours d’autres fonctions « éducatives » et culturelles de la scolarité (Dubet, Duru Bellat & Vérétout, 2010). Et d’ailleurs, de quels diplômes est-il question ? La réussite scolaire est-elle accès aux niveaux les plus élevés du cursus scolaire, obtention des diplômes placés en haut de la hiérarchie académique  (auquel cas, certains diplômes ne seraient pas marqués du saut de la réussite, et le seraient, disons-le clairement, de celui du terme opposé, celui de l’échec, qui pour ne pas être dit officiellement s’impose logiquement) ; ou doit-on ignorer ces hiérarchies, constitutives d’une conception sélective de l’institution et son lien à la division sociale du travail, tout en relativisant les multiples différences cognitives, sociales et culturelles pouvant se jouer entre l’obtention d’un diplôme de « niveau 5 » celle d 'un di plôme de « niveau 1 », voire d’un tel diplôme obtenu dans telle ou telle institution (grande école, université) qu’une autre ?

 La « réussite scolaire » (il en va de même pour la « réussite éducative ») doit-elle être uniquement pensée en termes individuels ? Ne mérite-t-elle pas pas d’être pensée en termes  collectifs ?  Auquel cas, il s’agirait de ne pas oublier ce qui s’objective toujours comme fonctionnements inégalitaires, ou « socialement privilégiant » et arbitrairement reproductifs : l’accès aux différents cursus scolaires et niveaux de diplômes, a fortiori l’accès aux savoirs, en fonction des appartenances sociales, du sexe et des milieux d’origine des enfants ? Relevons d’ailleurs une dynamique de glissement qui s’opère depuis au moins les années 1970 et l’extension de la massification scolaire : celle qui voit les questions relatives à ce qui s’énonçait alors dans les termes d’un problème de démocratisation de l’institution scolaire, de « lutte contre les inégalités », à la promotion de la modernisation de cette même institution et de son adaptation à des « différences » individuelles – ce ne seraient plus des « inégalités » –, pour penser, expliquer ou comprendre les parcours scolaires différenciés (statistiquement observables). On peut bien dire d’un élève qu’il est en réussite scolaire, puisqu’il a obtenu un BEP, ou n’est pas sorti sans qualification. Mais que dire de la réussite scolaire et éducative collective d’une société qui ne réserve les meilleures places qu’elle s’est attachée à créer qu’à ceux provenant des milieux sociaux qui y ont déjà accès ?

De l’enjeu d’un socle 


Jusqu’à quel point, et sous quelles modalités, la mise en place d’une école du socle, de connaissances, de compétences et, désormais, de culture peut-elle permettre, à elle seule, de déjouer cette pluralité notionnelle attachée aux enjeux de la scolarité ? Au moins, ici, la réussite scolaire serait celle de l’acquisition du socle. Cela engagerait un peu plus notre société à s’imposer comme défi collectif, une « obligation de réussite » ce qui ne semble guère supportable à certains, mais qui pourrait aussi permettre, soyons optimiste, de ne plus aussi facilement se contenter de toutes les formes de justifications « essentialistes » de l’échec ou des inégalités d’accès aux savoirs (comme inégalités naturelles ou indépassables), donc d’inciter à reprendre le chantier d’analyse de la production sociale et scolaire de ces inégalités. Mais cela ne semble pas si facile : d’abord, comment faire pour que ce socle ne fonctionne pas lui-même comme opérateur de différenciation, entièrement compatible, voire renforçant la forte sélectivité scolaire et ses hiérarchies préjudiciables : aux uns les carrières scolaires prestigieuses, aux autres, les victimes de la compétition scolaire, le socle dont l’existence et les modalités de fonctionnement ne serait guère repensées ? Et puis, surtout, comment définir ce socle ?  La question se doit encore d’être posée, et doit l’être avec le Conseil supérieur des programmes. A charge pour ce Conseil de tenir compte des critiques portées par ceux « qui voient un risque majeur de penser et mettre en œuvre ce socle en termes de « viatique », de « kit de survie », « d’ensemble trop limité, circonscrit et  censé être autosuffisant, de compétences étroitement instrumentales et comportementales » (Rochex & Francia, 2012, p. 257). Ceux-là défendent au contraire, « une conception de ce socle comme devant avoir une visée et un effet propédeutiques », pour ici reprendre les catégories de Claude Lelièvre (1996), « afin de permettre aux sujets d’affronter les évolutions en cours et à venir des procès de travail et des modes de vie, et de faire que les spécialisations nécessaires ne se paient pas au prix de barrières infranchissables entre les différents genres d’activité spécialisée » (Rochex & Francia, loc. cit.). Dans ce cas, comme le développent ces auteurs, « Le socle ou curriculum commun ainsi considéré devrait dès lors viser à garantir, à construire chez tous les élèves les conditions de possibilité (en termes de savoirs, de pratiques et de dispositions) d’accès à ce qui ne peut pas être partagé par tous. Il ne devrait pas seulement viser et inclure ce qui serait une base minimale commune aux spécialisations ultérieures, mais également ce qui est de nature à permettre et favoriser l’échange, le dialogue et la circulation entre les différentes formes de culture et d’inculture que représentent les diverses spécialisations » (Ibid.).

La « réussite éducative » comme recherche de cohérence 


Ces interrogations sur le « socle » sont d’autant plus centrales qu’il est parfois envisagé comme instrument de coordination des politiques locales d’éducation, mis au service de la « cohérence », de la « continuité » ou de la « complémentarité » éducative entre les activités scolaires, péri- et extra-scolaires (y compris les questions, parfois paradoxales, que cela engage ; cf. Tiercelin, 2011). La « réussite éducative », peut d’ailleurs être le nom donné à ce qui soutient cet objectif de cohérence : plus large que le seul domaine couvert par le PRE et couvrant sur un territoire donné, plusieurs temps de l’enfance et de la jeunesse. Cette acception là de la notion de « réussite éducative » semble coextensive à ce qui est visé par la création récente du ministère délégué du même nom en lien avec les « Programmes ou Projets éducatif locaux d’» (PEL) ou les tous nouveaux « Programmes éducatifs de territoire » (PEDT) mis en place dans la dynamique ouverte par la loi de « Refondation » de l’école de la République. « Il faut tout un village pour élever un enfant », apparaît d’ailleurs comme une devise phare du ministère délégué s’attachant à mettre en œuvre une « politique de terrain et de concertation ». L’enjeu ici pourrait être alors de tenir compte des spécificités internes du travail éducatif global, du travail scolaire et des autres formes d’intervention (du milieu associatif, de la politique de la ville), des différents registres d’activité que l’on s’attache à coordonner, voire – Durkheim ne peut-il pas nous être encore utile pour penser le nouveau « village » ? – des différentes « formes de solidarité » envisageables. Dans ce village, tous doivent-ils faire la même chose, ou s’il y a division du travail, quelles logiques de complémentarité sont envisageables ? Pour quels objectifs sociétaux et gains de démocratie ?

Au moins quatre points-clés pour le débat


De quoi, déjà, s’efforcer à reprendre notre question de départ, du rapport entre le scolaire et l’éducatif, et tenter de proposer quelques points clefs permettant d’ouvrir l’espace des possibles du débat et de l’action collective. Premier point-clé : la scolarisation n’englobe en aucune manière le tout de l’éducatif. Elle ne peut à elle seule prétendre réaliser ce par quoi on se constitue comme être social-individuel. Il faut le rappeler avec force, car l’école a eu tendance à considérablement étendre son emprise. Elle a sans doute, au fil du temps, contribué  à invisibiliser ou à disqualifier bien d’autres formes de circulation et de transmission des savoirs et de la culture. N’a-t-elle pas aussi contribué à la non reconnaissance de certaines pratiques et formes de pensée et d’action  comme ressources légitimes et opérantes de savoirs ? Ces phénomènes ont été décryptés par les  chercheurs, selon des perspectives et des conclusions différentes, comme manifestation d’un mouvement de « pédagogisation des rapports sociaux » (Bernstein, 2007), « d’extension paradoxale de la forme scolaire » (Thin, 1994) ou « d’inflation scolaire » (Duru-Bellat, 2006). Mais, par-delà ces effets d’extension, son devenir sélectif, ses missions plurielles et hétérogènes en tensions, ou ce qui en elle contribue à la reproduction des inégalités sociales, l’école est née – c’est le second point-clé –, de l’émergence des savoirs que l’on pourrait dire « savants », au fondement desquels se trouve la culture écrite, ainsi que l’anthropologue Jack Goody l’argumente avec force. Elle est intimement liée à la nécessité de transmission des savoirs scripturaux (pourvoyeuse de « technologies de l’intellect » comme les désigne désormais Goody, 2007) qui ont historiquement transformé le monde naturel et social et les conditions de son apprentissage. Seul un « relativisme envahissant » avait-il déjà argumenté, rend aveugle aux implications fondamentales pour la structure des idées aussi bien que pour la structure de la société engagés par ces savoirs (Goody, 1994, p. 28).

Il ne s’agirait d’ailleurs pas de caricaturer cet enjeu ou de négliger sa complexité : l’école n’est évidemment pas le seul lieu de l’apprentissage des savoirs scripturaux, et les formes prises par celui-ci ne doivent surtout pas être figées. L’apprentissage du langage parlé s’effectue dans le flux des interactions et ne nécessite a priori pas d’activité spécifique. L’écrit oui, même si, comme le note J. Goody, la reconnaissance de cette contrainte là ne doit pas être confondue avec ce qui en est fait :  « il n’est guère besoin de répéter que le comportement oral est appris plus tôt, dans un cadre familial et hors contrainte alors que l’écrit est appris plus tard et habituellement dans le cadre plus rigide de l’école ; bien que cela ne soit nullement requis, l’enseignement de la lecture et de l’écriture implique souvent une situation plus autoritaire et un cadre de procédés plus strict que la transmission de la langue parlée. » (Ibid.). Voir aussi sur ce point, les travaux de Bernard Lahire (1995), l’analyse critique des formes d’apprentissage scolaires de la culture écrite permettant d’envisager d’autres possibles en la matière, ainsi que les travaux de Jacques Bernardin (1997) qui montre comment « la culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit », mais participe par exemple, via l’usage du dessin ou du schéma – systèmes externes de représentation –, de l’élaboration d’un nouveau rapport aux objets techniques et d’une véritable culture technique (point repris et développé dans Rochex, 2013).

Autrement dit, il convient de bien saisir en quoi tous les savoirs ne sont pas les mêmes, de poursuivre la réflexion sur les différentes formes de connaissance contribuant au développement individuel et collectif, ainsi que sur les conditions de leur apprentissage – le débat ne peut pas faire l’impasse sur ces questions complexes – tout en explorant les différents possibles qui sont envisageables en ce domaine. Et il y a de quoi en faire un troisième point-clé : le dynamisme du travail associatif, l’accumulation de réflexions et d’expériences menées au titre de l’éducation populaire, dans le domaine de l’accès à l’art et à la culture doit clairement être visibilisé et capitalisé : comme formes de « complémentarité » à l’apprentissage de la culture écrite prise au sens large (accompagnement à la scolarité ou accompagnement éducatif), source d’inspiration d’autres possibles pédagogiques pouvant être expérimentés dans le cadre scolaire (contribution pour la justice et la pertinence des pratiques scolaires), ou encore, comme apports supplémentaires et justement différents pour le développement individuel et collectif qui ne relève pas que des « savoirs scripturaux » (révision du « scolarocentrisme », développement de la richesse culturelle et des apports d’une certaine discontinuité éducative).  Comment cesser d’opposer ces sommes d’expérience et de réflexion, ne plus penser la différence, la discontinuité ou même certaines formes de conflictualité éducative comme simplement dommageables pour le développement intellectuel, social et éducatif ? Cette question constitue sans aucun doute l’un des défis que nous devons relever, et que, de toute façons, les enfants et adolescents doivent eux relever (seuls ou avec l’aide des adultes et des institutions) ?

La spécificité est bien entendu aussi celle des activités dites médico-sociales : comment là aussi accroître les services, les soins, garantir les conditions matérielles et aider les familles qui en ont besoin en complément, plutôt qu’en substitution, dans une logique d’assistance ou de compensation (à la réussite scolaire) des privilèges et carences du « droit commun », social et scolaire, comment aujourd’hui renforcer le travail social et le volet socio-éducatif de la politique de la ville en ce sens ?

 Et d’ailleurs, réaffirmons-le pour conclure – c’est le quatrième point-clé –, la « réussite éducative » que l’on voudrait garantir,  ne peut pas se limiter à une logique d’externalisation des problèmes générés par l’éclatement concurrentiel de  l’institution scolaire, son devenir comme vaste usine à compétition  et à sélection. Lors des  discours de clôture de la Journée nationale de la réussite éducative du 15 mai 2013, Vincent Peillon a employé des mots forts pour le dire. L’enjeu éducatif et scolaire global ne serait pas tant l’excellence méritocratique pour les uns accompagnée du renoncement égalitaire et cognitif pour les autres : « Y a-t-il des citoyens actifs, des citoyens passifs, ceux qui guident les autres, et ça c’est appelé autrement… non ! Chacun doit être capable de forger son propre jugement, toujours critique… » (Vincent Peillon, discours de clôture de la journée du 15 mai). Et ce sont aussi ces enjeux qui ont animé et souvent hanté la réflexion tout au long de cette journée, les intervenants [1] et ministres présents ayant souci de ne pas, ou plus, penser la « réussite éducative » sous un mode compensatoire ou supplétif (i. e. la réussite éducative comme ce qui serait réservé aux élèves en échec scolaire, et non pas ce qui permettrait de lutter contre ce qui contribue à produire ces échecs et inégalités). La Réussite éducative n’est pas la réussite scolaire : elle pourrait être ce qui permet de favoriser cette dernière pour tous qu’elle contribuerait en même temps à redéfinir au nom de valeurs citoyennes et démocratiques renforcées (une conception moins instrumentale, concurrentielle et individualiste de la réussite ?). La « Réussite éducative » ainsi pensée doit s’appuyer sur les Programmes de réussite éducative (PRE), mais se voit aussi comme une politique de droit commun visant une école « plus efficace, plus bienveillante et plus juste » (discours de clôture de George Pau-Langevin). Elle ne peut pas prendre la forme d’un catalogue de problèmes éducatifs divers, ou des problèmes que semblent poser des publics de plus en plus nombreux à une société en crise avec son école.

Daniel Frandji, ENS de Lyon, IFé UMR Triangle

Notes
[1] Pour les interventions en plénière : Jacques Donzelot, François Dubet, Agnès Van Zanten (sociologues), Claude Dilain (sénateur de Seine-Saint-Denis), Jean-Paul Delahaye (DGESCO), Jacqueline Costa-Lascoux (juriste et psycho-sociologue), Pierre-Yves Madignier (Président d’ATD Quart Monde) et Frédéric Bourthoumieu (Président de l’ANARE). 

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